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Dans les pas de Spinoza (III) Le chemin vers la Joie parfaite

 

[Compte tenu de la difficulté de l’approche, je me tiens dans ce billet au plus près du texte de Spinoza]
 
Dans les pas de Spinoza… il va falloir, cette fois-ci plus encore, être attentif : ce n’est pas que la trace se perde mais les passages sont de plus en plus ardus. Ce que veut ultimement Spinoza dans son Éthique, c’est « nous conduire comme par la main (quasi manu ducere) jusqu’à la connaissance de l’Esprit humain et de sa suprême béatitude », suivant la formule utilisée dans le bref préambule de la deuxième partie. Un chemin vers la Joie parfaite, difficile dans les derniers lacets, mais qui tutoie avec bonheur les sommets les plus hauts. 
 
 
 
Pour autant, même si, pourrait-on dire, l’air se raréfie, la réflexion de Spinoza est rien moins qu’évanescente, elle reste solidement ancrée dans la réalité. Je suis intéressé par ces mots qu’on trouve dans l'Éthique : « Nous savons d’expérience … » (experimur). La sagesse spinozienne part de l’expérience. L’existence humaine, c’est par ce que nous en expérimentons que nous avançons dans sa compréhension. La raison en est donnée au début de la troisième partie de l’Éthique consacrée aux Affects : l’être humain n’est pas dans la Nature « comme un empire dans un empire » (veluti imperium in imperio), il n’est pas à part : ce qui signifie qu' « il ne doit y avoir qu’une seule et même façon de comprendre la nature des choses, quelles qu’elles soient, à savoir, par les lois et règles universelles de la Nature » (III, préface), et cela concerne aussi bien l’existence humaine, dans toutes ses dimensions. Spinoza va jusqu’à écrire — nous aurons à en reparler ! — : « Nous sentons et savons d'expérience que nous sommes éternels » (V, 23, scolie)… Jusqu’à son point ultime, l’itinéraire de sagesse que propose Spinoza est un approfondissement de l’existence elle-même, dans notre monde, la Nature.
 
Mais revenons d’abord à ce que sont nos premières expérimentations : je l’ai dit [voir billets précédents], ce qui nous constitue dans notre existence, selon Spinoza, ce sont les rencontres (occursi) qui nous ont affectés depuis notre naissance : rencontres heureuses, qui conviennent à notre nature et augmentent notre puissance d’agir ; rencontres malheureuses, qui ne s’accordent pas avec notre nature et diminuent notre puissance d’agir. La Joie (Laetitia) est l’affect fondamental qui accompagne toute augmentation de notre puissance d’agir, la Tristesse (Tristitia) toute diminution.
 
Il y a donc des bonnes ou des mauvaises rencontres, selon qu’elles s’accordent ou ne s’accordent pas avec notre nature. Mais bonnes ou mauvaises, il y a aussi rencontre et rencontre. Je me réfère ici à la distinction que fait Spinoza entre ce qui est « déterminé du dehors » (externè determinatur) : la « rencontre fortuite des choses » (fortuito occursu) ; et ce qui est « déterminé du dedans » (internè determinatur) : à savoir « comprendre en quoi les choses qu’on considère se conviennent, diffèrent ou s’opposent » (II, 29, scolie). Donc, d’un côté il y a le hasard des rencontres, on subit, c’est le dehors qui commande ; de l’autre, on est actif pour rechercher ou éviter une rencontre, on a l’initiative, on est déterminé du dedans. À ces deux types de rencontre correspondent deux genres de connaissance, et partant deux modes d’existence que nous expérimentons, qui balisent en quelque sorte le chemin vers la Joie.
 
 

Le chemin vers la Joie

Dans les rencontres fortuites on est dans l’affectio. Ces rencontres avec les Corps et les idées extérieurs qui nous affectent ne procurent qu’une connaissance partielle, incomplète ; Spinoza parle d’idées « inadéquates » (inadaequatae), c’est-à-dire non à proprement parler fausses, mais « mutilées et confuses » (mutilatae et confusae) ; il évoque aussi une connaissance par « expérience vague » (ab experientia vaga) (II, 40, scolie 2).  Ce premier genre de connaissance, Spinoza l'appellera « opinion, ou imagination »  (opinio, vel imaginatio) (ibid.). Si on en restait là, on serait enfermé dans ce monde des idées-affection, sur lesquelles on a peu de prise, on est, face à ces affects, passifs — autrement dit, c’est le monde des passions. 
 
La connaissance de moi-même et de l’autre qui en découle est imparfaite. [Prenons les premiers pas d’une rencontre amoureuse : que connaît un partenaire de l’autre dans ces premiers moments ? pas grand chose en vérité... L’affect est puissant, mais il est lié à une idée inadéquate, et on n’en saisit que l’effet.] La Joie qui découle de cet affect sera « passive », c’est-à-dire précaire, nous dit Spinoza, car elle se fonde sur une connaissance imparfaite, plus liée à l'imagination qu’à la réalité objective.
 
Le deuxième type de rencontre est, lui, en quelque sorte, construit (déterminé du dedans) : il fait accéder à un niveau supérieur de connaissance en ceci que cette connaissance n’est plus particulière (relative à une rencontre fortuite) mais générale, universelle : Spinoza parle ici de « notions communes (notiones communes) à tous les hommes, car tous les corps conviennent en certaines choses, lesquelles doivent être perçues par tous de manière adéquate » (II, 38, corollaire). Cette fois-ci, je n’en reste pas aux effets (premier genre de connaissance), je remonte à la compréhension de la cause : à cette connaissance, qui atteint au vrai, appartiennent les idées dites « adéquates » (adaequatae)Je suis capable de former une notion de ce en quoi les deux Corps qui se rencontrent conviennent, ou disconviennent, dans leur rapport caractéristique. 
 
Ce deuxième genre de connaissance, que Spinoza appellera « raison » (ratio) (II, 40, scolie 2), donne une certaine prise sur la situation. On ne s’en tient plus au hasard des rencontres. Je peux en connaissance de cause tenter d’éviter ou fuir les mauvaises rencontres qui disconviennent à ma nature, diminuent ma puissance d’agir et me livrent à la Tristesse ; et rechercher les rencontres heureuses qui conviennent à ma nature, et partant augmentent ma puissance d’agir, m'engageant ainsi sur le chemin de la Joie, et aussi de la liberté [car est libre, selon Spinoza, celui qui vit sous la conduite de la raison]. La Joie qui découle de ces affects liés à des idées adéquates sera « active », c’est-à-dire profonde et durable, car elle se fonde sur une connaissance vraie. 
 
 

Pause

Ainsi progresse-t-on de mode d’existence en mode d'existence vers une Joie plus parfaite. Mais il est temps de marquer une pause et observer le chemin parcouru, qui se dessine assez bien vu de haut. 
 
Le premier col, ou « pas » comme on dit dans les Alpes, c’est celui de la connaissance partielle, incomplète, que procure le hasard d'une rencontre. La Joie qui découle d’un affect lié à une rencontre heureuse mais fortuite est « passive », c’est-à-dire précaire : j’éprouve l’effet de cet affect, mais je ne suis maître de rien, et la connaissance de moi-même et du monde que je retire de cette rencontre (plus liée à la représentation que je me fais des choses qu’à leur réalité objective) n’est pas adéquate, elle est imparfaite, confuse [pensons aux premiers pas de la rencontre amoureuse…]. 
 
La Joie qui résulte d’une rencontre fortuite est certes bonne à prendre, mais on ne peut rien construire dessus, car elle est passagère. En rester là fait des existences « flottantes », comme le dit Spinoza : « Nous sommes agités de bien des façons par les causes extérieures, et, pareils aux flots de la mer agités par des vents contraires, nous flottons (fluctuari), sans savoir quels seront notre issue et notre destin » (III, 59, scolie).
 
Pour trouver un mode d’existence plus lesté, si je puis dire, il a fallu monter plus haut et franchir un nouveau « pas » : celui de la connaissance fondé sur la raison. La Joie qui découle d’un affect actif est dite elle-même « active », c’est-à-dire profonde et durable, car résultant d’un acte (Spinoza dit : « déterminé du dedans ») produit sous la conduite de la raison, qui donne la connaissance « adéquate » des choses. Cette Joie active, fondée sur une connaissance vraie, est réellement solide. On peut bâtir sur elle comme sur un roc.
 
Note 1 : Spinoza donne ainsi à comprendre pourquoi il est si difficile de sortir d’un état triste : c’est qu’on ne peut rien construire à partir de la Tristesse, c’est-à-dire d’une diminution de la puissance d’agir ; on ne peut construire qu'à partir d’une augmentation de la puissance d’agir, c’est-à-dire de la Joie qui accompagne cette augmentation. L’idée, c’est en quelque sorte de s’appuyer sur de petites Joies locales, peu importantes, pour éprouver l’augmentation de la puissance d’agir, et ré-enclencher ainsi une dynamique positive. On essaie de gagner localement, et d’étendre cette Joie.
 
Note 2: À propos de la mort. Spinoza s’oppose à toute la tradition philosophique qui est une méditation de la mort. La sagesse, pour lui, est une méditation de la vie et non de la mort. "L'homme libre, écrit-il, ne pense à rien moins qu'à la mort ; mais sa sagesse est une méditation de la vie" (IV, 67). La mort en effet, c’est une mauvaise rencontre, et on ne construit rien de positif à partir d’un affect qui induit la Tristesse : « L’Esprit, en tant qu’il est triste, sa puissance de comprendre, c’est-à-dire d’agir, se trouve diminuée ou bien contrariée » (III, 59, dém.].
 
Il y aurait beaucoup à dire encore sur bien des implications du texte de Spinoza, mais il est temps de reprendre la montée, autant qu'on peut, vers de nouvelles hauteurs.
 
 

Vers la Joie parfaite 

Spinoza a l’ambition de nous emmener plus haut encore : sur le chemin de la Joie parfaite, qu’il appelle aussi « béatitude » (beatitudo). Ici on quitte pour ainsi dire le mode d'existence ordinaire ou plutôt on l'ouvre vers de nouvelles perspectives assez exceptionnelles. On franchit un degré supplémentaire et pour cela un troisième genre de connaissance est nécessaire : la science intuitive (scientia intuitiva). C’est par l'intuition que nous pourrons percevoir l’adéquation entre notre monde intérieur, ordonné par la raison, et la totalité de l’Être ; entre nous et Dieu. « Plus on est capable de ce genre de connaissance, plus on est conscient de soi-même et de Dieu (sui, & Dei conscius), c’est-à-dire plus on est parfait et heureux (perfectior, & beatior) » (V, 31, scolie).
 
Donc, après le « pas » de la connaissance imaginative, puis celui de la connaissance vraie, nous voici nous engageant sur la difficile montée qui mène au « pas » de l'intuition. Si je devais prendre une autre image, je retiendrais celle-ci, de Maupassant : « Le voyage est une espèce de porte par où l’on sort de la réalité connue pour pénétrer dans une réalité inexplorée »... Spinoza cependant ne dirait pas que la réalité vers laquelle il veut nous mener est inexplorée : car, assure-t-il, nous sommes en capacité de l'expérimenter : « Nous sentons et expérimentons… ». Cependant il en va, semble-t-il, comme dans les hauteurs, où parfois un voile à la fois masque et rend tangible la réalité...
 
Le troisième genre de connaissance, l’intuition, est donc en quelque sorte la porte par laquelle on accède, comme dit Spinoza, à « cette voie qui conduit à la Liberté », et ultimement au bonheur absolu : « la Liberté de l’Esprit ou béatitude » (Mentis Libertas seu beatitudo) (V, préface). On entre dans une nouvelle sphère : le monde des intensités, ou « essences » (essentiae), qui confine à l’éternité. Ce monde est objet d’expérience, affirme Spinoza : "Nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels » (sentimus, experimurque, nos aeternos esse) (V, 23, scolie). Cette expérience assez exceptionnelle mais réelle, « sous l'aspect de l’éternité » (sub specie aeternitatis), amène à « comprendre » (intelligere) la réalité en dehors de toute relation avec le temps, donc sans référence à un passé, à un présent ou à un futur. 
 
En ce point le temps est aboli et toutes choses sont connues dans leur corrélation. La perspective ici n’est plus seulement cognitive, mais éthique. Si on arrive à un monde de pures intensités, toutes conviennent les unes avec les autres : c’est alors que celui qui atteint à ces hauteurs, peut percevoir l’adéquation entre son être et la totalité de l’Être, entre soi-même et Dieu : « Conscient et de soi, et de Dieu, et des choses avec certaine nécessité éternelle (sui, & Dei, & rerum aeterna quâdam necessitate conscius) […] c’est pour toujours qu’il possède la vraie satisfaction de l’âme » (V, 42, scolie) et entre en béatitude.
 
Cette expérience ultime de conscience s’apparente indéniablement à une expérience mystique. On retrouve chez un Jean de la Croix, par exemple, des termes très proches pour décrire la Montée, ou l’intensité de la Rencontre, ainsi dans le cantique Vive flamme d’amour,  les âmes sont consumées par le « feu de Dieu »… Certes ces expériences diffèrent : d’un côté l’union à un Dieu transcendant, de l’autre, la conscience d’une adéquation entre le soi et un Dieu immanent : Deus sive Natura — mais le mouvement est de même nature, et rejoint par ailleurs à bien des égards la sagesse de l'Inde. En ce point ultime, le sage, « conscient de soi et de Dieu » (sui et Dei conscius) (V, 31, scolie), a atteint à la Joie parfaite.
 
 
Ainsi nous guide Spinoza sur le chemin qui conduit à "la vraie satisfaction de l'âme". Spinoza ajoute  comme une dernière confidence tout à la fin de l'Éthique : "Si maintenant l'on trouve très difficile le chemin que j'ai montré y mener, du moins peut-on le découvrir. Et il faut bien que ce soit difficile, ce qu'on trouve si rarement" (V, 42, scolie)...
 
 
 
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Photographie de Pierre Gaudu 
Note de Pierre :  "Comme la Roizonne est à sec je prends de la hauteur..."
 

Cette très belle photographie de mon ami Pierre Gaudu, représente beaucoup plus qu’une simple illustration, au sens d’une image qui accompagne un texte, évoquant différents "pas" avant d'atteindre les hauteurs qui se fondent dans les nuages : c’est une rencontre, et pas fortuite : cette photographie, je suis allé la chercher dans les carnets de Pierre (celle-ci est extraite de Fragments d’été, 2020), où je sais trouver, magnifiquement rendus, des éclats de beauté qui me mettent en Joie : une Joie qui m'irradie et augmente ma puissance d’agir !
 


21/08/2020
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