Du "Monde d'hier" (Stefan Zweig) à l'Europe d'aujourd'hui
Théâtre des Mathurins, à Paris. À l’affiche « Le Monde d’hier » de Stefan Zweig, adapté par Laurent Seksik (auteur des « Derniers jours de Stefan Zweig ») et joué par Jérôme Kircher.
Le comédien, seul en scène, tout de gris vêtu, manteau gris, chapeau gris, évolue dans un décor minimal. La voix, étonnante, presque difficilement audible, mais nette, d’une diction parfaite, évoque à la fois la fragilité et la lucidité de Zweig qui, dans ce texte testament Le Monde d’hier, retrace son parcours, sa jeunesse dorée dans la Vienne de la Belle Époque, cosmopolite et tolérante, ses débuts littéraires brillants, sa consécration comme écrivain le plus lu de son temps, puis les années sombres où tout bascule, la montée du nazisme, le « suicide de l’Europe », la perte de sens, l'« errance », l’exil en Angleterre... Dernier texte, dont Stefan Zweig a confié le manuscrit à son éditeur à la veille de son suicide, au Brésil, le 22 février 1942, en compagnie de sa seconde épouse, Lotte.
L’émotion est intense, pas un bruit dans la salle, le public, captivé, est pris dans les rets du récit. La gageure - elle est réussie - a été de construire ce monologue d’une heure à partir d’extraits, pertinemment choisis, d’un livre de 600 pages, en suivant le fil rouge de la remémoration, parfois nostalgique, toujours lucide, de Zweig qui, épuisé, arrivant au bout de ce qu’il pouvait humainement supporter, devenu apatride, désespéré par la destruction de l’Europe, qui incarnait pour lui l’humanisme, se laisse à reconnaître : « J’ai été témoin de la plus effroyable défaite de la raison ».
L’émouvante destinée de Zweig, si intimement mêlée au destin tragique de l’Europe, symbolise hélas ! bien de nos combats perdus, contre la montée des extrêmes, le déclin de l’humanisme. Certes, il n’y a pas d’amalgame à faire entre notre époque et celle de Zweig, mais certains des moments du récit, de façon troublante, « correspondent » (au sens baudelairien du mot) avec notre actualité, entrent en résonance avec elle.
Ainsi de cet épisode où, attendant dans une administration, Zweig rencontre un collectionneur d’art autrichien réputé, réduit à espérer un visa pour n’importe quelle destination :
« D’abord, je ne le reconnus pas tant il était gris et vieux et fatigué. Faible comme il était, il se cramponnait des deux mains à la table. Je lui demandais où il comptait aller. ‘Je n’en sais rien, dit-il. Qui s’informe aujourd’hui de notre désir ? Nous allons où l’on nous accepte encore. Quelqu’un m’a dit qu’on pourrait peut-être obtenir un visa pour Haïti ou Saint-Domingue.’ […] Et ainsi, ils se pressaient l’un à côté de l’autre, anciens professeurs d’université, directeurs de banque, commerçants, propriétaires fonciers, musiciens, chacun d’entre eux prêt à traîner n’importe où, par-dessus les terres et les mers, les ruines lamentables de son existence, à tout faire, tout souffrir, pour qu’il quittât l’Europe. Partir, partir ! C’était une troupe de spectres."
« Partir, partir ! » : hier les émigrants, prêts à tout risquer pour quitter l’Europe, qui s’est détruite (Zweig écrit : « s’est suicidée »)… « Venir, venir ! » : aujourd’hui les migrants, prêts à tout risquer pour rejoindre l’Europe... Mais quelle Europe ?
Une Europe qui se cherche, ne se trouve pas.
Alors que les inquiétudes grandissent dans les milieux d’affaires à l’approche du referendum sur le Brexit, ce qui devrait plutôt nous inquiéter, c’est l’absence de vision sur laquelle tente de se construire l’Europe. Une absence qui laisse le champ libre à la dérive des idéologies libérales, lesquelles, occupant le terrain laissé vide, s’autorisent de décider technocratiquement de tout, dans le plus grand déni démocratique.
« Qui s’informe aujourd’hui de notre désir ? »
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