Habiter en oiseau
"Habiter en oiseau" : c’est le titre d’un livre passionnant fort bien composé de Vinciane Despret, consacré aux recherches des scientifiques sur la question du territoire chez les oiseaux. Les thèmes traités dans ce livre ont inspiré les réflexions de ce billet, lesquelles se situent dans le droit fil du billet précédent, sur l’idée de ré-inventer son territoire, ne pas rester à tourner en rond dans son bocal comme le poisson rouge, mais accorder l’attention à d’autres manières d’habiter le territoire, de faire monde.
Faire émerger d’autres types d’attention : cela englobe l’attention au non-humain, en particulier aux animaux. Prenons les oiseaux, dont la présence se raréfie, mais qui nous restent si familiers, qui sont si attachants. Qu’est-ce que faire territoire pour un oiseau, et d’abord font-ils territoire ?
Les oiseaux virevoltent partout, mais les ornithologues (du grec ornis, "oiseau" et logos, "connaissance" : l’ornithologue est un spécialiste du comportement des oiseaux dans leur environnement naturel) ont bien observé que les oiseaux font territoire et ce, de multiples manières.
Ainsi ils rapportent que des oiseaux, qu’on a vus pour certains d’entre eux calmement vivre ensemble l’hiver, à un moment donné, changent complètement d’attitude. Ils s’isolent les uns de autres, choisissent un lieu et s’y cantonnent : ils font territoire. Comment, pourquoi font-ils territoire ? Les hypothèses sont variées : la variété même des descriptions témoigne, au-delà des divergences d’interprétations, de la multiplicité des manières de faire territoire chez les oiseaux.
Le territoire est le plus souvent décrit comme un endroit familier qui a le mérite d’apporter une nourriture proche et des sites de protection connus en cas de risque de prédation. L’oiseau connaît les lieux, il en est familier, et sait donc où il peut se cacher. Le territoire permet aux oiseaux de s’accoupler, d’y construire le nid et de prendre soin des petits.
Le territoire est vu aussi comme une affaire de mâles : sa signification réelle serait qu’il offre à l’oiseau un lieu (un "siège social", comme dit l’un des ornithologues) bien situé, surélevé et isolé, où il peut chanter et parader.
Chanter et parader : le principal de l’affaire semble là. Les oiseaux privilégient le chant. C’est par le chant que les oiseaux marquent leur territoire. Tout autre est l’ambition d’autres animaux : pour ceux-là, le territoire, c’est un lieu où l’on peut se cacher ; pour l'oiseau, le territoire, même s’il peut offrir des protections, est d’abord le lieu par lequel il peut être vu et entendu.
Quelle est la signification du chant ? Plusieurs interprétations sont données. Le chant aurait pour fonction de permettre aux oiseaux de se rendre perceptibles les uns aux autres et de fixer les frontières du territoire. Ou encore l’oiseau affirmerait sa valeur et ce faisant, son chant aurait non seulement valeur de promotion mais également d’avertissement : annonçant la qualité de l’oiseau, il limiterait les conflits en décourageant un possible agresseur. Le chant détournerait de la fonction "agressive" pour une autre fonction "expressive". Le comportement territorial serait ainsi avant tout un comportement expressif, le territoire matière à expression.
Voilà donc beaucoup d’histoires racontées… mais faut-il choisir ? Non, je suis partisan de tout prendre d'un coup ! d'ouvrir la vie à ces autres manières d’habiter, donc de faire monde.
J'ajouterais : et s’ils chantaient aussi, les oiseaux, simplement pour chanter ? « Les oiseaux sont beaux parce qu’ils sont beaux pour eux-mêmes. » Toutes les conduites ne sont nécessairement ni adaptées ni utiles. Il n’y a pas que du "à quoi ça sert ?" dans le décryptage de l’évolution. J’ai aimé lire dans le livre de Vinciane Despret que certains scientifiques ont osé l’hypothèse que les grandes plumes si colorées des oiseaux auraient évolué pour produire de la beauté — ce n’est qu’après qu’elles auraient été cooptées pour voler. Oser la question c’est déjà enrichir notre vision.
Les oiseaux chantent, babillent, gazouillent ou piaillent, zinzinulent (zinzinuler : chanter, gazouiller en parlant de petits oiseaux comme les mésanges, les fauvettes notamment. « Écoutant zinzinuler les mésanges et les fauvettes » — Cendrars, L'homme foudroyé)… Oiseau, bel oiseau, que chantes-tu là ? — et si c’était aussi, simplement, pour produire de la beauté, pour enchanter le monde… Ce qui rejoint le propos de la poésie
Je peux bien dire qu'il fait beau
Même s'il pleut sur mon visage
Croire au soleil quand tombe l'eau
(Aragon, Le Fou d’Elsa)
Le territoire, pour nous les humains, c'est plutôt affaire de propriété, de frontières, de délimitations... Tout ramène à la pesanteur, à la clôture des inerties, comme le commente René Char dans Volets tirés fendus : "Qu’est-ce que nous réfractons ? Les ailes que nous n’avons pas ." D'où l'invitation à honorer l'émergence d'autres manières plus libres, plus ouvertes, plus enchantées, d'habiter le territoire...
Je souhaite à tous une Belle Nouvelle Année magnifique (de magnus, "grand" et facere, "faire" : faire grand) riche d'une vie multipliée !
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