La jeune fille de Kachine (I)
«Il faut faire de la sorte que ce ne soit pas la vie
qui me fasse passer par où elle veut, mais moi
qui lui fasse prendre la direction qui m’agrée»
(Ina Konstantinova)
Au hasard d’une déambulation sur les quais à Paris à deux pas de chez moi, feuilletant un livre à l’étal d’un bouquiniste, La jeune fille de Kachine, je tombe sur cette phrase qui retient mon attention : «Il faut faire de la sorte que ce ne soit pas la vie qui me fasse passer par où elle veut, mais moi qui lui fasse prendre la direction qui m’agrée. Ce n'est que comme ça que j'aurai acquis le droit de m'appeler un être humain». Voilà qui me plaît.
Auscultant un peu plus le livre — un livre à l’ancienne, des années 1950, où il fallait découper les pages avec un coupe-papier… — je vois qu’il ne s’agit pas d’un roman, mais du journal intime d’une jeune fille russe, «traduit du russe et présenté par Elsa Triolet». Pour tout avouer, si je préfère Aragon à Elsa Triollet du point de vue littéraire, humainement parlant, je trouve Elsa Triolet plus intéressante qu’Aragon : je lui fais confiance; je me dis que si elle a pris le temps de traduire ce journal intime, apparemment banal, d’une jeune fille russe inconnue, c’est qu’il doit y avoir une belle rencontre à la clé. Je ne me suis pas trompé.
La jeune fille de Kachine (petite ville non loin de Moscou), de son nom Ina Konstantinova, n’est, écrit Elsa Triolet dans sa présentation, «ni exceptionnellement intelligente, ni exceptionnellement belle, elle n’a rien non plus de l’enfant prodige. Et pourtant, derrière son inimitable langage de petite fille, apparaît une image dont la vivante poésie, la qualité humaine sont exceptionnelles».
À la date où commence son journal, 18 juin 1940, Ina fêtera bientôt ses seize ans, et vit ce que vivent les jeunes filles de son âge, l’espace de la fin de l’enfance — «enfance, aurore de notre vie» — à l’entrée dans la vie : beaucoup d’émois, de sentimentalité, de futilités, les soucis de l’école, des amis et amies, l’aspiration à une vie heureuse : «J’y crois. Je veux y croire. Il viendra, n’est-ce pas qu’il viendra, ce qu’on appelle le bonheur?»… Un début d’amour manqué, le départ d’une amie qui était sa confidente… Le journal intime prend le relais.
14 avril 1941. Ina retiendra cette date : coup de foudre pour Micha, son grand amour, avec qui elle avait joué à se regarder dans les yeux à qui tiendrait le plus longtemps. 22 juin 1941 : coup de tonnerre : Hitler se lance à l’attaque de l’Union soviétique. Tout va basculer. «Hier encore tout était si calme, si tranquille, et aujourd’hui… Mon Dieu! L’Allemagne bombarde notre pays! Des raids ont déjà eu lieu sur Kiev, Jitomir et d’autres villes de l’Ukraine. [...] Le pays mobilise ses forces. Est-ce possible que je reste tranquillement chez moi? Non!»
Ina entre à la milice sanitaire, reçoit, accompagne les blessés. Elle ne perd rien de sa bonne humeur, de sa gaieté, l’amour est en elle. Elle se répète le vers de Maïakovski : «La vie est belle, et il fait bon vivre!» Les événements se précipitent. «Papa part pour rejoindre les partisans. Et moi? Personne ne peut savoir combien j’ai envie de partir avec lui, de rejoindre un détachement.» (27 octobre 1941)
Cependant les Allemands continuent d’avancer; Ina, sa mère, sa soeur sont évacuées à l’arrière, à Molotov, dans l’Oural. «Molotov. Tout y est nouveau. L’appartement, l’école, la classe, les amis. L’amitié avec Galia. Début de notre offensive sur le front. La bonne humeur revient.» (31 décembre 1941) Encore un mois à Molotov, «nous voilà à nouveau en route» (31 janvier 1942). Les Soviétiques reprennent l'avantage. Retour à la maison.
«Nous sommes rentrées le 4 février, à six heures du soir. Papa nous attendait à la gare. J’étais si heureuse d’être enfin de retour, à la maison, de revoir les amies que j’aime. Jamais je n’oublierai ce sentiment presque physique d’un abominable froid intérieur, quand Papa a dit : “Micha Ouchakov… n’est plus. Il est mort de ses blessures…” Tout d’abord, je n’arrivai pas à en prendre conscience. J’ai pleuré.» (9 février 1942)
Ina pleure son amour perdu… «J’ai repensé à tout, à tout ce qui le concerne. Je me suis rappelé toute l’histoire de notre amour [...] Je me rappelle les soirées où nous étions tous les deux seuls, et combien nous étions heureux, si heureux que nous nous taisions, nous nous taisions pendant des heures, écoutant la merveilleuse musique au fond de nous-mêmes. Alors, il disait : “Pourquoi est-ce que je ne sais pas pleurer, je voudrais pleurer de bonheur.”» (ibid.)
Ina écrit au commissariat militaire : «Je vous prie instamment de m’accepter dans les rangs de l’Armée Rouge.» Elle note dans son journal le 18 février 1942 : «Comme je souhaite recevoir une réponse positive! Aller là où la vie est pleine, où il y a danger et héroïsme, où je pourrais venger mon bonheur brisé.» La réponse tant attendue arrive enfin le 8 avril 1942 : «Quel bonheur! Seigneur! comme je suis contente! Jamais je n’ai été aussi heureuse. Aujourd’hui, j’ai été admise à faire un travail sur les arrières allemands.»
À suivre
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