"Le cas Eduard Einstein"
De mon épouse Chantal :
"Le cas Eduard Einstein" : Tel est le titre de l'ouvrage de Laurent Seksik, écrivain et médecin, paru en 2013. Nous avons tous entendu parler d'Einstein, de celui qui n'a pas de prénom tant il est unique, mais pour la plupart, nous ne connaissons pas Eduard. Celui-ci est le fils cadet d'Albert Einstein. Et ce fils aura une destinée particulièrement malheureuse. Décrit comme un enfant doué, sensible, cultivé, excellent pianiste, et qui se destine à la médecine (Freud est son idole), sa santé mentale se détériore brutalement alors qu'il est dans sa vingtième année. Diagnostiqué comme schizophrène, sa vie sera dés lors ponctuée de longs séjours en hôpital psychiatrique à Zurich, jusqu'à sa mort.
D'un premier mariage, avec Mileva, en 1904, Einstein a eu deux fils, Hans-Albert et Eduard. En 1914, il quittera femme et enfants lorsque ces derniers auront 10 et 4 ans. Ce n'est que beaucoup plus tard, en 1986, lors de la publication de la correspondance entre Mileva et Einstein, que nous apprendrons l'existence d'une première petite fille, Liezerl, née hors mariage en 1902, dont le couple se sépare au moment de la naissance, et qui mourra précocement de la scarlatine. Un secret bien gardé dans le couple et le mieux préservé dans la légende Einstein. La famille vit à Zurich et Einstein ira s'installer à Berlin en 1914. Ses relations avec sa première femme resteront tendues et Einstein n'exercera aucune influence sur l'éducation de ses fils (selon ses propres termes). A partir de 1920, avec la montée du nazisme, la situation s'assombrit en Allemagne ; le savant subit de vives attaques visant ses origines juives et ses engagements pacifiques. En 1933 il embarque pour l'Amérique, après un adieu à son jeune fils âgé de 23 ans. Ils ne se reverront plus et ne communiqueront plus.
Laurent Seksik construit son récit sur une polyphonie à trois voix, présentant les points de vue et le ressenti de chacun, en partie imaginaires. La première voix est celle du fils qui s'installe et s'enferme implacablement dans la folie, ce fils qui voue à son père une haine sans bornes ; la deuxième, celle de la mère dévouée corps et âme à son fils malade jusqu'à sa mort, alors qu'Eduard a 35 ans ; enfin, la troisième voix est celle du père, tout à la fois désemparé, triste et distant. Un père absent et pour lequel il n'y a rien à comprendre dans la maladie de son fils (tout juste relie-t-il cette schizophrénie à une hérédité du côté maternel). L'ouvrage de Seksik - qui s'intitule roman - ne se veut pas une analyse qui rendrait compte du "cas" 'Eduard. Pas d'explication unilatérale et simpliste, pas de jugement moral insinuant la culpabilité d'un "mauvais" parent, comme cela est si souvent le cas en ce qui concerne la maladie mentale et qui chercherait, en l'occurrence, à salir la mémoire du grand homme, même s'il met en évidence l'absence du père.
Ce n'est pas là que porte l'éclairage du livre, et c'est d'ailleurs en cela que celui-ci m'a intéressée et donné envie d'aller plus loin dans la réflexion.
Selon moi, le livre ouvre le champ sur le mystère de la relation d'Einstein à son flls, sur ses sentiments profonds à son égard. Une phrase d'Einstein (dans une lettre adressée à Carl Seelig, alors tuteur d'Eduard, en mars 1952) laisse entrevoir la béance de son questionnement, de son interrogation : "Mon fils est le seul problème qui demeure sans solution. Les autres ce n'est pas moi, mais la main de la mort qui les a résolus". En général, c'est la première partie de cette citation qui est reprise, détachée de son contexte, nous laissant imaginer que le super génie était capable de trouver des solutions à tous les problèmes, excepté celui concernant son fils. En fait, la deuxième partie de la phrase indique qu'Einstein se situait sur un tout autre plan, qui ne relève ni de l'enjeu, ni de la puissance intellectuels, puisque c'est la mort qu'il évoque comme solution... Et c'est cela qui nourrit ma réflexion.
Nous connaissons le savant Einstein, celui qui force l'admiration, celui dont le nom est synonyme de génie. L'homme du cosmos et des grandes causes humaines, engagé d'abord contre le nazisme, ensuite aux Etats-Unis, où on lui reproche ses sympathies de gauche, son pacifisme et son engagement contre la ségrégation raciale. Un esprit savant et éclairé mais aussi un homme dont les pensées et le courage dans ses engagements révélaient une grande humanité et une réelle présence au monde. Et l'homme espiègle et plein d'humour, dont la photographie, dans ses 72 ans, a fait le tour du monde. En somme un être dont la personnalité révèle une grande cohérence.
En revanche, très peu de lignes sur ses fils dans les nombreuses biographies qui lui sont consacrées, comme lui même à aucun endroit n'en parle. En témoignent les paroles d'Hans-Albert signifiant sa douleur de s'entendre dire, quand il décline son identité : "Si Einstein avait un fils cela se saurait, comment pouvez-vous affirmer être le fils d'Einstein ? ". A aucun endroit, n'est évoqué le mal qui frappe le fils cadet, y compris dans ses échanges avec Freud (Einstein et Freud ont co-écrit "Pourquoi la guerre" en 1932), alors qu'on peut imaginer qu'il aurait pu demander conseil à celui qui, à l'époque, révolutionnait l'approche de la maladie mentale.
Après son exil en Amérique et jusqu'à sa mort en 1955, il ne se manifeste d'aucune manière auprès de son fils, même après la mort de Mileva, délégant son rôle à un tuteur, comme si Eduard avait été orphelin. Toutefois, il assumera jusqu'à la fin ses responsabilités sur le plan financier pour assurer la vie et les soins de son fils. Ainsi, par exemple, la dotation du prix Nobel obtenu en 1921 sera intégralement consacrée à la prise en charge d'Eduard.
A travers les lignes de l'ouvrage de Seksik, se tisse en creux, dans l'imaginaire de la lectrice que je suis, le mystère du positionnement du père qu'était Einstein par rapport à son fils malade mental. Que s'est-il passé dans sa tête, dans son esprit, dans son coeur ? Pourquoi cet éloignement, cette absence de toute tentative de rapprochement, cette tenue à l'écart à l'égard d'Eduard ? Cela laisse imaginer, chez le grand homme, ses limites, son talon d'Achille peut-être, en tous cas se profile ici l'élément du tableau qui brouille l'image du personnage idéalisé que nous nous sommes forgée.
Il est vrai que notre rêve d'idéal aime à façonner des êtres parfaitement cohérents et harmonieux dans leur personnalité, des êtres sans faille. Nous avons besoin de ces représentations idéales, comme si c'était ce à quoi nous aspirions ou rêvions, mais c'est aussi ce qui nous écrase parce que de tels personnages ne peuvent que nous être inaccessibles tant ils seraient parfaits et irréels.
Derrière,le génie qu'est Einstein, on pressent l'homme, l'homme avec ses faiblesses, ses failles, ses blessures, voire ses insuffisances. A travers la relation d'Einstein à son fils, on découvre l'homme qui partage notre humanité et qui nous parle du plus profond de l'humain. Cela fait écho en nous à la faille, la blessure, celle qui reste un mystère dans la mesure où on ne la comprend pas, où on ne l'explique pas, où on ne la maîtrise pas, et qui se révèle en nous par des comportements, des réactions, des affects que nous ne comprenons pas toujours, découvrant des zones au plus profond de nous, auxquelles nous n'avons pas accès avec des moyens rationnels. Des zones souvent associées à une culpabilité tout aussi irrationnelle et qui restent secrètes car il n'y a pas de moule pré-établi pour y couler les mots pouvant exprimer ce que nous vivons et ressentons.
Ce "problème", pour reprendre le mot de la citation de Einstein, les ressources qui ont permis au génie de résoudre les équations les plus difficiles du cosmos, ces ressources ne lui ont pas permis de comprendre ou même d'aborder celui de son fils. Son intelligence éblouissante et son courage dans ses engagements n'ont pas été d'utilité pour résoudre ou même affronter ou se confronter à ce problème, problème qui selon lui, trouve sa solution dans la main de la mort…
Mai 1933 : la dernière rencontre entre Albert Einstein et son fils Eduard
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