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Le Fou d'Elsa...

 

 

J'ai visité l'autre jour avec des amis le Moulin de Villeneuve à Saint-Arnoult-en-Yvelines, demeure campagnarde d'Elsa Triollet et de Aragon, où ils passèrent week-ends studieux et vacances, de 1951, date de l'acquisition de l'ancien moulin par Aragon pour Elsa, jusqu'au jour où le coeur d'Elsa cessa de battre, le 16 juin 1970 ; Aragon n'y retourna plus dans la suite. Ils reposent tous les deux dans le parc, sous deux hêtres magnifiques "argentés, gigantesques, surplombant de loin le moulin, agrippés à la terre par des racines apparentes, ondulées...", comme l'avait souhaité Elsa dans Le Cheval roux (1953). 

La demeure a du caractère, mais le temps y est arrêté, à l'image de l'horloge comtoise de la cuisine dont le balancier lyre, comme le coeur d'Elsa, ne bat plus. Tout est immobile dans la maison, les livres si nombreux (on nous parle de 30 000 ouvrages) ne sont plus ouverts, le décor, pensé par Elsa, est figé dans une sorte de dernière mise en scène  : dans un couloir l'éphéméride est resté sur la page - jaunie - du 16 juin 1970 ; tout près, une cravate (celle de Aragon bien sûr) est accrochée à une patère, comme s'il venait tout juste de quitter la pièce etc.

Les souvenirs que des amis tels Fernand Léger, Picasso et bien d'autres ont laissés de leur passage (comme cette superbe céramique de Fernand Léger sur le mur de la cuisine avec un envoi à Elsa : "c'est moi l'cheval roux. Et au galop ! F.L.") témoignent de l'aura du couple qui recevait beaucoup ici. Le grand salon (la grande salle de l'ancien moulin, dont on ne voit plus la roue tourner mais l'eau tomber en puissante et sonore cascade derrière la vitre d'un oculus) a été le lieu d'intenses échanges ou plus, sans doute, de déclamations d'Aragon qui adorait se produire, précisément comme sur une scène, et être bissé. Si les participants, nous dit-on, relâchaient leur attention, Aragon allait ouvrir la vanne, le bruit de la cascade rappelait tout le monde à l'ordre, et la déclamation reprenait...

La chambre du premier étage a été décrite par Aragon : « La chambre telle qu’on se l’imagine... Et très différente à la fois. Suivant que l’on se représente le lit qui tient ici la majeure place comme un navire sur des eaux dormantes, un radeau amarré, ou un traîneau abandonné dans les neiges. Suivant qu’on la prend en plein jour, éclairée par ses deux fenêtres opposées, l’une donnant sur un vol de pigeons, l’autre sur les grands saules, ou dans la lumière de Venise des lustres de cristal, purement hypothétiques, car en réalité il lui suffit de deux lampes de wagon-lit de part et d’autre de la glace, sur la cheminée.
La pièce a la forme d’une parenthèse, le mobilier d’une digression. Elle est verte, bleue ou mauve selon les gens. Il y a même quelqu’un qui l’a vue jaune paille, cela devait être un esprit compliqué. Il y a un très grand fauteuil devant la coiffeuse, et une psyché. » (La Chambre d’Elsa - Pièce en un acte et en prose)

Tout, dans la maison, parle d'Elsa, qui pensa et décida la décoration, choisit les meubles, les couleurs, les tapis - Aragon semble un peu en retrait, comme sur la plupart des photos rappelant leurs séjours en ces lieux : le personnage qui attire l'attention, c'est toujours Elsa, et la suivant, comme une ombre parfois distraite, Aragon. Ces photographies ne collent pas avec l'image que l'on a du "couple mythique" Triollet-Aragon. Un doute s'insinue dans l'esprit du visiteur, doute renforcé lorsque la personne qui fait visiter parle à mots couverts de l'après-Elsa : on comprend que Aragon ne revint plus dans le moulin et mena une autre vie avec un "compagnon" (sic), son secrétaire particulier de 45 ans plus jeune...

Après la visite, un léger malaise s'installe. Qu'en était-il réellement de ce "couple mythique" si souvent célébré? Qu'en est-il du "Fou d'Elsa" ? Aragon adorait les mots, c'est un immense et prodigieux littérateur, passant avec la même aisance du roman à la poésie, de la philosophie à l'essai critique, tout lui étant "également parole" (dans un envoi de 1923 à Jacques Doucet) - mais les mots ne seraient-ils que des mots ?

Comment entendre les magnifiques poèmes célébrant l'amour sublimé, l'amour fou d'Elsa ?

"C'est si peu dire que je t'aime
Comme une étoffe déchirée
On vit ensemble séparés
Dans mes bras je te tiens absente
Et la blessure de durer
Faut-il si profond qu'on la sente
Quand le ciel nous est mesuré [...]"

C'est si peu dire que je t'aime...  Mais est-ce seulement dire ? Elsa, dans un extraordinaire document rédigé en 1966 (contemporain donc de Blanche ou l'oubli), publié en 1994, écrit à Aragon :

"Il n'est pas facile de te parler [...] Je te reproche de vivre depuis trente-cinq ans comme si tu avais à courir pour éteindre un feu. Dans ta course, il ne faut surtout pas te déranger, ni te devancer, ni t'emboîter le pas, ni te suivre - quel que soit l'ouvrage - il ne faut surtout pas s'aviser de faire quoi que ce soit avec toi, ensemble. [...]
J'étouffe de toutes les choses pas dites, sans importance, mais qui auraient rendu la vie simple, sans interdits. [...]
Même ma mort, c'est à toi que cela arriverait." 

Où est, en vérité, l'amour fou ? Est-ce que le dire l'emporte sur le sentiment, voire crée le sentiment ?

André Breton, dans un texte d'Entretiens, évoquant la période surréaliste d'Aragon, écrit : "Quel que soit l'ascendant qu'il exerce, ses amis ne sont pas sans déceler, chez lui, la surenchère verbale. [...] Le sentiment général, parmi nous, est qu'il reste très 'littérateur' : même cheminant avec vous par les rues, il est rare qu'il vous épargne la lecture d'un texte achevé ou non. Fatalement ces textes en viennent à être de plus en plus à effets ; tout comme il aime, en parlant dans les cafés, à ne rien perdre de ses attitudes  dans les miroirs." Tout comme dans le grand salon du moulin...

La sincérité d'Aragon, dans tout cela - ou un jeu génial, mais un jeu ? Le jeu des mots. Et le couple mythique Triollet-Aragon ? 

L'après-Elsa jette en tout cas une lumière crue, propre à écorner le mythe (mais celui-ci persistera, car nous avons besoin de mythes, de fables, pour vivre). L'après-Elsa, le témoignage de Daniel Bougnoux, professeur émérite en sciences de la communication de l'Université Stendhal de Grenoble, directeur de l'édition des Oeuvres romanesques complètes d'Aragon dans la Pléiade, est là pour le confirmer. Dans un chapitre de son dernier ouvrage Aragon, la confusion des genres (chapitre censuré par son éditeur Gallimard) Bougnoux décrit la scène suivante assez terrifiante, dont il a été l'unique témoin, en juillet 1973 (peu de temps donc après la disparition d'Elsa...), dans une résidence-hôtel au cap Brun près de Toulon, où Aragon prenait ses vacances d'été "entouré d'une cour de jeunes gens auxquels il distribuait chatteries, caresses et coups de griffe comme un pianiste rehausse son jeu à coups d'appoggiatures [? "petite note d'agrément placée devant une note principale, que l'on doit accentuer"] et d'effets de pédale".

Bougnoux (de 45 ans plus jeune...) a été invité au repas, et après le café, Aragon l'entraîne sans façons dans sa chambre pour lui lire "d'une voix emphatique", théâtralement comme à son habitude, quelques pages de son dernier manuscrit. Puis, brutalement, le poète disparaît sans un mot dans la salle de bains. Il en revient quelques minutes plus tard. Bougnoux a de quoi être stupéfié : "Le Vieux s'était fardé et fait les yeux en y collant, par un détail de coquetterie inconcevable, des faux-cils dégoulinant de rimmel. Il avait abandonné le peignoir et troqué son slip pour un cache-sexe rouge-vif. J'avais à présent devant moi une drag queen qui se mit à rythmer de plus belle les propos d'Eurianthe ou de quelque Lélio, tout en se caressant la poitrine et la toison ventrale [...]". Bougnoux juge plus prudent de s'éclipser... Ce genre de témoignage n'est pas de nature à mettre à l'aise, on s'en doute,  les thuriféraires patentés d'Aragon...

Reste la question  du sens de l'écriture d'Aragon. C'est un immense poète, un immense romancier. La qualité de son écriture n'est pas affectée par ce que le personnage révèle de lui-même. Le couple mythique est démystifié, mais au fond, qu'est-ce qu'on y perd ? Ce n'est pas la personne de Aragon, ou la personne de Elsa qui m'intéresse, ils ont emmené avec eux dans la mort le secret de leur vie : qu'ils reposent en paix. La passion, disait Stendhal, "cristallise" : le cristal peut bien se briser... La lecture d'Aragon continuera de m'emporter mais j'y gagnerai de savoir qu'en vérité c'est bien joué ! 

 

 



12/11/2013
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