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Le marquis, l'ouvrier-poète et le littérateur (III) Jean-Paul Sartre

(Suite et fin)

 
Mon premier est un marquis, mon deuxième un ouvrier-poète, mon troisième un littérateur — a priori ils n'ont pas grand chose en commun, cependant chacun des trois s'est trouvé confronté à une situation d'engagement dans la société de son temps, et il m'a paru intéressant de rapprocher leurs réponses à ces situations.
 
Mon troisième, c'est un littérateur... 
 

Jean-Paul Sartre

 

 
 
Dans ce troisième et dernier billet sur des situations d'engagement — après Condorcet,  mathématicien, passionné pour la justice pris dans les rets de la Révolution, s'engageant au prix de sa vie ; et Manouchian, ouvrier-poète, engagé aussi à la mort dans la lutte armée de la Résistance («des forces sauvages détournent mon âme /de sa course effrénée vers l’idéal /et la contraignent aux luttes acharnées du présent» ) — je m'interroge sur la réponse à la situation de l'Occupation qu'a apportée, à la même époque que Manouchian, Jean-Paul Sartre.
 
 
Sartre reste dans l'opinion la grande figure de l’intellectuel engagé. Il a toujours considéré qu’il est du devoir du philosophe de prendre part à l’histoire. Il a écrit des pages et des pages sur l'engagement. On connaît aussi ses prises de position après 1945  sur les guerres coloniales, sa présence au Tribunal Russel, ses voyages en Union Soviétique, à Cuba, en Chine, le refus du Nobel, Mai 68, son militantisme gauchiste...
 
Mais quid de son engagement pendant l'Occupation ? Où était-il ? Que faisait-il ? Certes il a fondé en 1941 avec Merleau-Ponty un groupe qui se voulait de résistance intellectuelle, "Socialisme et Liberté". Le premier numéro (1er décembre 1941) de ce bulletin à parution bi-mensuelle, dactylographié, annonce la couleur :
 
"Sous la loi de fer de l'occupant, toute activité publique est interdite à qui entend ne servir à aucun prix l'occupant. C'est notre cas à nous qui vous parlons."
 
Et dans le numéro du 1er août 1942 :
 
"Notre mot d'ordre pour l'immédiat, c'est toujours le même : aucune collaboration avec l'ennemi extérieur, c'est-à-dire avec l'occupant ; aucune collaboration possible avec l'ennemi intérieur, c'est-à-dire avec Vichy."
 
Mais cette activité clandestine prit fin en janvier 1943, sur un échec, l'action ayant été jugée par des responsables de la Résistance comme une contribution artisanale, d'amateurs... Dans l'impasse de l'action directe et subversive, Sartre est pris alors d'une boulimie d'écriture : il écrit deux romans, deux pièces de théâtre, il élabore sa théorie de la liberté et publie, fin 1943, L'Être et le Néant : un appel à l'authenticité et à la responsabilité.
 
Soyons clairs : ce gros livre de 722 pages, au demeurant nourri des idées d'un philosophe allemand nazi, Heidegger, n'eut guère d'écho dans les rangs de la Résistance, ni ailleurs, — avant qu'il ne devienne, après la Libération, avec la fameuse conférence de vulgarisation L'existentialisme est un humanisme, le Livre rouge de l'existentialisme, nouvelle mode philosophique lancée dans les milieux de Saint-Germain-des-Prés, qu'ont fréquentés Sartre et Simone de Beauvoir durant toute l'Occupation.
 
 
(Paris nrf 1943)
 
[Il se trouve tout de même, dit la légende, que L'Être et le Néant  pesait exactement 1 kg et permettait donc de mesurer, en ces dures années de privations, des quantités exactes de fruits et légumes...] 
 
 
À l'automne 1945, Sartre fonde avec Merleau-Ponty et quelques autres intellectuels de gauche une nouvelle revue, Les Temps modernes. On lit dans le premier numéro :
 
« L’écrivain est en situation dans son époque : chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi. Je tiens Flaubert et Goncourt pour responsables de la répression qui suivit la Commune parce qu’ils n’ont pas écrit une ligne pour l’empêcher. Ce n’était pas leur affaire, dira-t-on. Mais le procès de Calas, était-ce l’affaire de Voltaire ? La condamnation de Dreyfus, était-ce l’affaire de Zola ? L’administration du Congo, était-ce l’affaire de Gide ?»
 
La participation à la lutte contre les occupants — pas seulement ne pas collaborer — a-t-elle été l'affaire de Sartre ? À cette époque, envahie par la contingence, Sartre se percevait inutile, de trop, à l'image de Roquentin, le héros de La Nausée. Obsédé par l'acte qui l'arracherait à ce sentiment d'être de trop, il ignore les actes qu'on accomplit autour de lui. Sartre se rattrapera après 1945, en multipliant les actions qui feront de lui, jusqu'à sa mort, la figure type de l'intellectuel engagé —mais certes pas en ce qui concerne le temps de l'Occupation.
 
"Littérateur" (Homme, femme de lettres, écrivain de métier) est un terme, dit le dictionnaire Robert, souvent péjoratif : Sartre fut, au temps de l'Occupation, un littérateur. S'il a écrit de belles pages sur l'engagement, cette littérature ne vaut pas en elle-même un authentique engagement en situation dans l'époque de l'Occupation — comme il en fut de Condorcet dans la Révolution, ou de Manouchian dans la Résistance...
 
 
Condorcet est entré symboliquement au Panthéon (ses restes n'ont pas été retrouvés) avec l'Abbé Grégoire et Gaspard Monge en 1989, à l'occasion du bicentenaire de la Révolution.
Missak Manouchian est entré au Panthéon avec sa femme Mélinée le 21 février 2024, au quatre-vingtième anniversaire de son exécution et de celle de ses camarades de l'Affiche rouge.
Jean-Paul Sartre repose avec Simone de Beauvoir au cimetière du Montparnasse, non loin du Panthéon.
 
 
 
 


23/03/2024
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