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Le mythe du progrès (II)

 

 

... Suite du billet précédent  Le mythe du progrès (I)
 
 
« Toujours restons les obligés de l’inquiétude. » 
(René Char)
 
 
... Comment en est-on arrivé à ce désastre : la possibilité que l’être humain en tant qu’espèce disparaisse ? L’être humain a été la première et jusqu’à présent la seule espèce qui ait commencé à modifier intentionnellement ses propres conditions de vie. Et voilà le résultat — en forme de catastrophe annoncée — de décennies de « progrès »…
 
Que nous revient-il de faire ? Il y a beaucoup de gens qui devant ce constat se défendent de toute inquiétude et espèrent des solutions qui n’ébranlent pas leurs valeurs fondamentales. En fait on est peut-être inquiet, mais on ne veut pas le reconnaître. D’autres se reconnaissent minés par l'inquiétude, ils en souffrent profondément, jusqu’à être sidérés : sous l’effet du choc de la prise de conscience, les fonctions vitales sont comme suspendues : on parle alors d’écoanxiété — mais il ne faut pas en rester là, question de santé. D’autres enfin, à l’inverse, ne partagent absolument pas cette « vision très pessimiste », comme l’écrit mon beau-frère Henri dans un commentaire du billet précédent, « restant persuadé que, comme l'humanité l'a toujours fait, elle saura corriger ses erreurs sans renoncer à améliorer la vie des habitants de notre terre ».
Pour ma part, je me retrouve dans cette parole de René Char : « Toujours restons les obligés de l’inquiétude. » 
 
Que le bien-être matériel des hommes ait été globalement augmenté dans de nombreux, voire la plupart des cas, grâce aux progrès scientifiques et technologiques des dernières décennies, on ne saurait le nier. Mais il ne s’ensuit pas que cette assertion reste valable quand les retentissements de ces mêmes « progrès » sur l’environnement sont pris en compte : il apparaît alors — nous en prenons pleine conscience aujourd’hui à cause précisément de ces retentissements alarmants sur le climat, la biodiversité, les conditions de vie des vivants, dont les effets sont visibles sous nos yeux, — que ces « progrès » ont provoqué des catastrophes, pour certaines irrémissibles, qui menacent la perpétuation des vivants sur Terre.
 
Je suis d’accord en partie avec cet autre commentaire, de mon ami Jean-Claude : oui, sans doute, « notre "société humaine" quelque soit son périmètre est confrontée à une bonne dizaine de "basculements"de même intensité que le basculement climatique, dont leurs interactions systémiques ne peuvent être anticipées » : migratoires, pollutions, société numérique etc. Reste que le basculement climatique, selon moi, demeure majeur, car l’enjeu, c’est la survie de l’espèce humaine. Si les humains (et les autres espèces de vivants) disparaissent de la surface de la planète, certes cela n’empêchera pas la Terre de continuer de tourner — en ce sens ce n’est pas la « survie de la planète » qui est en jeu, comme on le dit parfois — mais les autres problèmes : migratoires, pollutions etc. seront réglés du même coup.
 
Ce qu’il nous revient de faire, c’est d’adopter une attitude critique envers la pensée des progrès illimités de l’esprit humain née à l’époque des Lumières. Non, le développement des connaissances n’apporte pas de facto le bonheur des individus et des peuples, même s’il fait beaucoup pour. Le bonheur lui-même ne se définit pas par l’accumulation perpétuelle de biens, le report sans fin des limites, la réalisation de rêves fous comme l’immortalité. Le bonheur social, c’est affaire de bien être : c’est bien vivre sur la Terre qui nous héberge, en harmonie avec les autres vivants, dans le respect de l’environnement.
 
En rapport avec cela, il y a progrès et progrès. Il importe d’exercer collectivement nos facultés critiques pour juger de ce qui est bon et de ce qui ne l’est pas, en fonction de nos critères du bonheur.
 

La Terre vue de l’espace
 
C’est dans le sillage de ces critiques qu’émergeront des phénomènes qui marqueront une rupture consciente avec les modèles modernes de développement du capitalisme libéral, et annonceront quelque chose de neuf.
 
Il nous revient ainsi de comprendre et critiquer le soubassement idéologique qui a permis le développement des modèles de la Modernité, qui portent la responsabilité de la mise en danger de la vie sur Terre. On pense bien sûr, d’emblée, au célèbre commandement biblique de la Genèse (I, 28) : « Dieu les bénit, et Dieu leur dit : Soyez féconds, multipliez, remplissez la Terre, et l’assujettissez ; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la Terre. » Cependant, la Modernité ne s'est pas référée à cette tradition biblique, elle s'est plutôt érigée contre, même si cette tradition offrait un contexte favorable. Fondamentalement, c'est en Descartes que la Modernité s'origine philosophiquement.
 
[Avant la Modernité, l'homme régnait sur la nature "par la grâce de Dieu", ce qui le rendait responsable de la manière dont il gérait son privilège. Avec la Modernité, l'homme cessant dans le même temps de se référer à Dieu, sous l'influence dirimante de l'opinion générale éclairée formatée par les idées philosophiques de Descartes, la représentation du rapport de l'homme à la nature a radicalement changé, la nature devenant pour l'homme simple matière première, stock de ressources.
Il est intéressant de noter qu'en 1735 le naturaliste Linné proposera une classification des plantes avec des noms latins et une description scientifique, alors que jusque-là celles-ci disposaient de noms très imagés, inséparables d'un imaginaire populaire, inspirés de figures bibliques, de saints, d'autres de leur odeur, ou de leurs propriétés médicinales. Les plantes se détachent alors de l'expérience commune et apparaissent comme objets d'études séparés.]
 
En défendant une conception anthropologique purement duelle, où ne subsistent que deux "substances"  : la substance pensante (res cogitans), qui est l’attribut exclusif de l’humain, défini par la pensée ; et la substance étendue (res extensa) dont relèvent tous les corps, lesquels sont privés de toute qualité spirituelle — Descartes cautionne une conception de la nature appréhendée et comprise de façon purement mécaniste. Simple matière première (comme sont aussi les animaux pour Descartes), la nature peut ainsi être instrumentalisée à des fins humaines et donc être conçue comme entièrement à notre disposition. Descartes, certes, n’a pas appelé de ses voeux la destruction des conditions d’habitabilité de la Terre, mais il est indéniable que la pensée cartésienne, qui a formaté la Modernité, est symptomatique de l’imaginaire social de maîtrise rationnelle du monde.
 
La conception anthropologique de la philosophie de Descartes, très réductrice, est remise en cause aujourd’hui. Qui voudrait de nos jours considérer les animaux comme des machines ? [La théorie cartésienne des animaux-machines inspirera jusqu'aux pratiques industrielles du secteur agro-alimentaire du XXᵉ siècle, pratiques questionnées de nos jours.]
Qui ne ressent aujourd’hui que nous sommes reliés à la Terre, et à tous les vivants, par un lien vital —comme l’ont toujours compris les peuples dits (par nous) « primitifs »  ? Nous sommes conscients aujourd’hui que nous sommes partie de la nature : nous ne voulons plus considérer la nature comme une simple matière réduite à sa valeur instrumentale, à disposition pour être exploitée selon nos intérêts : nous sommes partie prenante de la nature. Ce changement de rapport à la nature impactera nos futurs modèles de développement.
 
Il importera aussi de réparer, quand c’est possible, les dégâts déjà réalisés. Mais pas n’importe comment. Je trouve ahurissant d’apprendre que la prochaine COP sur le réchauffement climatique, qui se déroulera à Dubai, du 30 novembre au 12 décembre 2023, sera présidée par Sultan al-Jaber, PDG de la compagnie Adnoc, géant pétrolier mondial ! Cela relève de la provocation. Non, répondent les défenseurs : si Sultan al-Jaber compte produire de plus en plus de pétrole… c’est, disent-il, pour mieux préparer la transition climatique (en investissant dans le renouvelable le trésor amassé en réchauffant la planète)… Non. L’argument n’est pas recevable.
 
Le mythe du progrès illimité porté par le capitalisme et la société industrielle à la suite des Lumières est mort car il a trahi ses propres promesses. Pire, il nous a engagés sur la voie mortelle de l'hybris, la démesure, l’homme dans son orgueil s’étant pris pour le maître de l’univers, exploitant les ressources de la Terre sans limites, imposant sa main-mise, pour son seul bénéfice, sur les autres espèces de vivants, menaçant de destruction par son insatiabilité les conditions de vie sur Terre. 
 
Il faudra, dans le sillage de cette prise de conscience, changer radicalement de style de vie, produire moins et autrement, consommer différemment, repenser notre rapport aux autres espèces et à la Terre qui abrite tous les vivants. L'hypothèse de l'émergence d'un paradigme alternatif se fait jour.
 
Une ouverture s’offre aussi pour donner une autre dimension à la pensée du progrès...
 
                                                                                 
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Le progrès spirituel


11/02/2023
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