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Lecture de fin d'été. Nooteboom, 533 Le Livre des jours

 

 

 

Le hasard — mais le hasard existe-t-il — a voulu que que je découvre cet été un écrivain néerlandais, Cees Nooteboom, qui depuis soixante ans passe la moitié de son année à Minorque, tout près de la nature, dans sa maison de pierres sèches et son jardin de cactus et de figuiers, dans le village de Sant Lluis, près de Mahon. Je parle de hasard, parce qu’en juin dernier j’étais à Minorque, pas loin de Sant Lluis (voir billets Minorque une île singulière (I) et Minorque une île singulière (II) La civilisation talayotique).
 
Cees Nooteboom a 86 ans —il est juste plus âgé que moi — et est-ce pour cela ? je me retrouve dans beaucoup de ses réflexions, j’apprécie le regard proche, accueillant, curieux qu’il porte sur la vie de la nature dans son jardin ; et aussi la distance qu’il prend à l’égard de la marche du monde — non que Nooteboom se soit désintéressé dans sa vie des événements, au contraire, mais il a maintenant son âge. Comme il le rapporte non sans humour à propos de la recension d’un de ses livres par un critique littéraire flamand : « Je méditais trop, disait-il. Et je m’intéressais trop peu à la marche du monde. Cela arrive, à mon âge. Je pense que l’auteur était un jeune homme. Je ne l’ai pas rencontré à Budapest en 1956, ni en Bolivie en 1968, ni à Téhéran en 1976, ni à Berlin en 1989… »
 
Car Nooteboom a parcouru le monde en tout sens, mais de toujours il est aussi une bonne partie de l’année à Minorque, et là ce qui l’occupe, le préoccupe, l’intrigue — tout en poursuivant à l’avenant des conversations littéraires avec ses amis écrivains d’hier et d’aujourd’hui à travers leurs écrits — c’est d’observer la vie de la nature, comprendre les sensations, les sentiments même, du cactus, de la tortue, du yucca ou du papillon avec qui il partage maison et jardin. Qu’il nous parle de la personnalité de ses cactus, des états d’âme de son yucca ou des sentiments de la tortue, tout est intéressant, raconté par Nooteboom.  « Ce que j’aimerais par-dessus tout », dit-il face à une vieille tortue, c’est « me regarder de son point de vue, pour voir à quoi ressemble cette chose. Une sorte de tour mobile, infiniment haute, qui peut vous donner de l’eau si vous le demandez sans équivoque. Au plus chaud de l’été, la tortue vient parfois sur la terrasse donner de petites poussées contre mon pied. Alors j’arrose les pierres et elle les lèche avec lenteur, mais à fond. […] Mes tortues peuvent se passer d’eau longtemps, mais savent me trouver quand elles ont vraiment soif. D’ailleurs elles pensent peut-être que je suis de l’eau. »
 
Qu’on le surprenne en conversation avec un lézard ou en train de méditer sur sa propre finitude, on retrouve toujours ce mélange de lucidité et de poésie. Arrêt devant un cactus en forme de colonne : « Parfois nous nous dévisageons, je dirais même, comme en allemand, “wir standen ratlos vis-à-vis”, nous sommes restés face à face, médusés. » Et voilà que ces conversations, ces face à face improbables avec tous ces êtres qui peuplent son jardin, renvoient Nooteboom à lui-même : « Il faut cultiver notre jardin, dit Voltaire à la fin du Candide. Et s’il en allait autrement, si c’était le contraire ? Je ne suis pas une plante, mais si c’était au contraire le jardin qui me cultive, moi ? » 
 
Tout ce qui est donné à voir devient objet de méditation chez Nooteboom. Deux araignées dans une toile, la seconde plus petite, au coin d’un mur de la chambre : « Aucune des deux ne bougeait. Était-ce un enfant, un possible partenaire sexuel, un ami, un compagnon d’infortune ? Ou un ennemi, malgré tout ? […] Voilà quatre-vingts ans qu’on est au monde, et on ne sait toujours rien des cactus, des araignées, des tortues. Je mourrai idiot... » La méditation se poursuit... jusqu’au moment où la deuxième araignée a disparu. A avait-elle mangé B ? B avait-elle pris la fuite ? Les araignées sont-elles cannibales ? etc. La résolution de la question, dit Nooteboom avec son humour coutumier, est venue de Carmen, qui fait le ménage dans la maison une fois par semaine… « que j’avais oublié d’informer des nouveaux liens de parenté qui prévalaient dans la chambre à coucher. Le lendemain matin, il n’y avait plus ni A ni B. Si je voulais continuer à méditer sur le temps et la durée, il me faudrait trouver autre chose à regarder. » 
 
Tout Nooteboom est dans ce genre de réflexions mi-amusées mi-sérieuses. Un bonheur de lire cet auteur d’une bonne humeur à peu près constante, qui se laisse étonner par ce qu’il voit, ce qu’il ressent des êtres de la nature — un exercice de philosophie au sens propre ; pas si différent de l’exercice de dialogue qu’il poursuit au long de ces jours dans sa retraite sur l’île, avec ses auteurs de prédilection en nombre dans sa bibliothèque, dont il relit des pages parfois un peu au hasard.  Et ceci nous vaut à nouveau abondance de réflexions, qu’il s’agisse de conversations avec Joyce, Borges, Fellini, Kafka, David Bowie, d’autres auteurs, hongrois en particulier, que je ne connais pas, Dante aussi, ceci avec une grande liberté de ton qui nous fait penser à Montaigne, dont il a un vade-mecum, qu’il lit en français (Nooteboom est polyglotte : en plus du néerlandais, il lit et parle allemand, anglais, espagnol, français…).
 
Quant à la marche du monde, j’y reviens, recul ne signifie pas détachement. Nooteboom confie au fil des pages des réflexions lucides, entre autres sur le devenir problématique de l’Europe, dont la cohésion est mise à mal, ou le destin de l’Espagne qui se fracture, avec laquelle il a tissé des liens si particuliers, d’autres réflexions encore, même sur les conquêtes spatiales, la grande aventure de Voyager 1 qui a quitté le système solaire et pénétré l’espace intersidéral, va devoir composer avec le vent interstellaire etc…. « les choses deviennent si compliquées que je baisse la tête et me retire dans mon jardin. » 
 
Au bout du compte, écrit-il, « je n’ai jamais eu l’intention de faire de ces notes un journal, je voulais aller au-dedans, et non plus au-dehors. J’y étais depuis si longtemps, et si souvent. Le sentiment d’être expulsé de mon temps. Et sans ménagement. ‘Mon temps’, expression équivoque. Le temps suit sa marche irrévocable, mais ma vie change, elle veut s’accoutumer à sa fin. Il n’y a là rien de pathétique, et le jardin est plein d’enseignements. » 
 
Un beau partage que nous propose Nooteboom !
 
 
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Et toujours pour le plaisir du partage, pour ceux que cela intéresserait, je propose quelques bonnes feuilles. J’ai choisi des extraits où Nooteboom parle de l’île elle-même, au gré de ses déambulations.

 

Extrait 1

 

Une promenade au nord de l’île, région sauvage et rocheuse. Il y a un étroit sentier vieux de mille ans, dit-on, qui longe la côte et se calque sur la forme de l’île. On l’appelle le chemin des Chevaux, « Cami de Cavalls ». Le soir commençait à tomber. À cet endroit, la côte est surélevée, avec des falaises rocheuses à-pic, en s’approchant du bord on entend, dans les profondeurs, la mer contredire le roc. Je marche vers un tas de pierres, à mesure que j’avance, je m’aperçois que c’est une construction, les pierres sont grossièrement empilées mais l’ensemble a bel et bien une forme concertée, celle d’un monument maladroit. En en faisant le tour, je vois à l’arrière, du côté tourné vers la mer, une plaque rectangulaire dont le texte est à peine lisible, il y est question d’un navire qui a fait naufrage à cet endroit, tout en bas. […] Le site a quelque chose d’héroïque, le vent qui règne ici en maître, c’est la tramontane, quelqu’un a voulu conserver un nom et le fouet du vent cherche à l’effacer. Beaucoup de navires se sont abîmés ici autrefois. Autour de moi, des chardons qui m’arrivent à la taille, avec leurs feuilles de fer rouillé. Au loin, un groupe de chevaux, cinq ou six, avec un poulain. Ils ont levé la tête, ils m’ont déjà entendu, je suis le seul homme ici. Ils ne bougent pas d’un pouce, moi non plus, nous nous regardons, je suis leur événement, eux sont le mien. Ensemble nous entendons monter le bruit du ressac...

 

Extrait 2

 

Les animaux eux aussi deviennent nerveux quand la tramontane souffle ici, surtout si elle s’installe pour plusieurs jours. Autrefois, l’hiver, les gens d’ici se jetaient dans un puits si le vent n’avait pas cessé au bout d’une semaine. Un village du centre de l’île avait ou a toujours — dit-on — le taux de suicides le plus élevé de toute l’Espagne et même si ce n’est pas vrai, on le sent quand on marche dans la rue : un sombre village arabe. Quand la saison des pluies commence, j’aime bien m’y arrêter pour boire un verre.

 

Cette île appartient au vent. Soudain, dans le silence et l’immobilité de la nuit, il est là. Le bruit vous réveille. Car les arbres ont beau ne rien sentir, ils se meuvent sous le vent et par là nous émeuvent, du moins ils m’émeuvent, moi. C’est ce que Roland Holst aurait appelé ‘un grand venter’. Un bruissement puissant, et qui enfle. Le bruissement d’un palmier n’est pas celui d’un pin, et la grande bella sombra qui, un beau jour, va soulever la moitié du jardin avec les pattes d’éléphant de ses racines aériennes émet un autre bruit que l’olivier sauvage. Le vent, ce compositeur, le sait bien. Ce que j’entends la nuit est une oeuvre sans numéro d’opus. La tempête ménage ses effets. D’abord, je crois à une violente averse, je me lève, je vais sur le balcon, mais ce n’est pas une averse, cela viendra plus tard. Et ce n’est jamais pareil. […] D’ordinaire, cela finit par un chuintement prolongé, le mot qu’emploie Heidegger en parlant de l’ennui, car si, au lieu de fuir devant l’ennui, on s’y abandonne comme un prisonnier, on peut entendre ce que Rüdiger Safranski appelle le ‘bruit de fond’ de l’existence, avec le vide et l’angoisse qui s’y attachent. Mais ne confondons pas. Le bruissement du philosophe est métaphorique, il n’a rien à voir avec ma tempête, pour l’entendre il faut justement ne rien entendre. L’ennui est l’absence de bruit. Mais quand le vent souffle, j’entends justement toutes sortes de choses, chuchotements, gazouillis, soupirs, sifflements, indices de danger et de violences, comment pourrais-je encore m’ennuyer ?

 

Extrait 3

 

L’île est déserte en hiver. Sur la côte sud, j’ai suivi le long chemin qui descend vers la mer, en direction de la crique de Cales Coves, où la nécropole est perchée dans la paroi rocheuse. […] Je ne rencontre pas âme qui vive, je sais qu’un peu plus loin, il y a une barrière qui arrête les voitures : si l’on veut aller au-delà, il faut marcher. Juste à côté, la dernière maison, volets clos, portail fermé. Pour habiter là, il faut supporter la solitude. À ma droite et à ma gauche se déploie le Cami de Cavalls, le chemin des Chevaux, mais à partir d’ici, il s’enfonce des deux côtés dans un bois ténébreux, et sur la droite c’est même un raidillon où on doit escalader de gros blocs de pierre, je préfère descendre en ligne droite jusqu’à la mer, jusqu’à l’étroite crique. Sur ma gauche, des plantes touffues à l’étrange éclat vert, qui l’été sont brunies par la poussière du chemin. Des aloès avec leurs hautes fleurs rouges en forme de cierges au bout de hautes tiges, Aloe arborescens, partout sur les talus de petites fleurs jaunes dont j’ignore le nom, puis un panneau avertissant le touriste qu’il visite la nécropole à ses risques et périls, mais le sentier étroit et raide qui y mène est envahi par une broussaille inextricable et les pluies des grandes tempêtes l’ont rendu glissant, on ne peut donc même pas l’atteindre, cette nécropole. Je regarde les trous dans les falaises, où les hommes des temps anciens enterraient leurs morts. On dirait des orbites sans yeux, ces trous noirs dans la roche calcaire, creusés trop haut pour qu’on puisse grimper jusque-là. Rien n’a sûrement changé ici, en hiver le climat est parfois d’une rigueur impitoyable, ce devait être une race de gens très résistants, avec une farouche volonté de vivre, et qui voulaient rester près de la mer. L’imagination aimerait se représenter ces hommes, les voir escalader les parois abruptes, savoir de quoi ils vivaient, comment ils sont arrivés sur cette île, mais l’imaginaire n’a rien à offrir d’identifiable, ni langue, ni sons… Quel genre de langue parlaient-ils ? Étaient-ils venus par la mer ? Pas de réponse.

 

Extrait 4

 

Je dépasse quelques fermes isolées sans rencontrer personne ou presque, le vent fait chalouper les oliviers sauvages comme des danseurs ivres, je vois sur la carte que je dois repérer une ferme du nom d’Egipte, ce doit être de ce côté-là, pas une naveta cette fois, mais un talayot. Le gris clair, le rouge et le vert sont les tons dominants, le gris des falaises et des innombrables murs de pierre, le rouge de la terre, le vert des oliviers sauvages et des plantes qui poussent à profusion. Je laisse la voiture sur le parking vide et me dirige vers un mur de pierres gigantesques. Le livre Menorca talayotica m’apprend que ce sont les paysans de l’île qui ont baptisé ainsi ces constructions, nul ne sait quel nom leurs bâtisseurs leur donnaient. Ils n’auraient pas reconnu le mot talayot ; et tandis que je me dirige vers le mur, je fais réflexion que là où je marche, on a parlé une langue qui non seulement n’existe plus, mais n’a même laissé aucune trace, des mots qui se sont dissous dans l’air vide. […]
Le guide m’apprend que le mur, longue clôture de forme elliptique qui a jadis été l’enceinte d’une petite cité, mesure 876 mètres. Certaines pierres sont plus grandes que moi, çà et là je vois derrière le mur des tours de pierre à demi éboulées, on dirait parfois que des arbres ont poussé en traversant la pierre, mariage de vieux bois et de calcaire, sculptures aux formes tortes. Il y a quelque part une sorte de porte, que je franchis en me baissant. Vestiges d’habitations, puis ce qui ressemble à un sanctuaire, un rayon de soleil tardif éclaire cet espace dégagé, j’aimerais entendre un chant, voir un feu. Qui adoraient-ils, de qui imploraient-ils la protection ? […] Les siècles qu’il leur a fallu pour monter ces murs de pierres hautes comme des hommes, ces tours qui étaient des signes tournés vers l’extérieur, vers le monde, des signes destinés aux autres, une affirmation de la localité qu’ils avaient fondée, une frontière, un refuge pour leur sécurité. Je suis seul et je ne suis pas seul, je parcours toute la longueur du mur dans un sens, puis dans l’autre, je vois tout ce qu’ils ont vu et j’entends le bruit de leur voix, je vois la nuit tomber doucement et je roule sur d’étroits chemins pour aller jusqu’à la mer, qui est proche, et agitée...

 
 
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24/08/2019
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