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Monologue contre l'identité

 

 

La fréquentation des réseaux sociaux a bien souvent de quoi emplir de tristesse. Ce ne sont, par publications entières, qu’insultes, invectives, aucun débat, l’autre est réduit à une catégorie, ou bien ne se définit lui-même que par une identité, politique, ethnique, religieuse etc. Non seulement les conditions du dialogue ne sont pas là, mais la volonté même de dia-loguer fait défaut. On partage un avis quand on est du même, mais les avis sont partagés quand on ne les partage pas. Chacun est renvoyé à une assignation dans laquelle on l’enferme ou il s’enferme.
 
La lecture des pages lumineuses du dernier opuscule de la rabbine Delphine Horvilleur, Il n’y a pas de Ajar, apporte dans ce contexte délétère un bel antidote. Ce texte intelligent, drôle, assez ramassé (90 pages), sous-titré Monologue contre l’identité, entend précisément nous donner à réfléchir sur le danger de se laisser définir par une identité ou une seule définition de soi.
 
J’ai eu l’occasion de parler de la rabbine Horvilleur dans un précédent billet (Tomber dans la question ) où j’écrivais : « Je viens de lire Vivre avec nos morts, de Delphine Horvilleur, un livre remarquable que je recommande fortement. Le sujet, l'accompagnement de familles endeuillées, n’est pas particulièrement ludique, mais l'ouvrage est écrit avec une telle sensibilité, une telle finesse, une telle empathie, un tel humour aussi, qu’il en devient un puissant hymne à la vie ! » 
 
Le récit, ici, est tout aussi alerte, drôle, donnant à penser, ou repenser de façon originale, la question des identités. Il n’y a pas de Ajar : le titre calembour est inspiré du pseudonyme, Émile Ajar, pris par l’écrivain Romain Gary dans les années 1970, sous lequel il obtint pour la  deuxième fois le prix Goncourt, avec La Vie devant soi — déjà obtenu sous son propre nom en 1956, avec Les Racines du ciel.
 
Le personnage de Romain Gary, toujours en capacité de réinvention de lui-même, fascine Horvilleur — elle parle de sa « passion de longue date » pour lui, évoquant la diversité de son extraordinaire personnalité : « Il a vécu tant de vies, exilé, porté par les rêves de sa mère, adopté ensuite par la France, devenu patriote, résistant, puis écrivain. Et le plus bouleversant, c’est que cet homme engagé, l’aviateur, le diplomate, garde en lui un lien avec la toute-puissance et la folie de l’enfance. J’ai ainsi la conviction qu’il détient une clé pour notre époque. Alors, sans doute les jeunes gens ne connaissent-ils pas l’extraordinaire entourloupe littéraire Gary/Ajar des années 1970, Romain Gary réinventé sous le pseudonyme d’Émile Ajar, mais son initiative a de quoi faire réfléchir notre génération, tellement étouffée par les assignations identitaires, le chacun pour soi religieux, ethnique, et même le genre. L’écriture de Gary fait tout exploser en clamant : je ne suis pas ce que vous croyez que je suis. Et il est donné à chacun d’entre nous de se réinventer, de s’augmenter, de "sur-vivre" dans tous les sens du terme. » [Extrait d’interview]
 
Tel est précisément le propos de Horvilleur à travers son récit : nous inciter à nous engager, à l’instar de Gary/Ajar, dans un processus de sur-vie, c’est-à-dire se demander toujours comment on peut faire pour que la vie soit plus grande que la vie, ne pas « demeurer » enfermé dans une identité, mais sortir de sa propre maison. Horvilleur suggère dans son texte qu’on n’est pas juste les enfants de nos parents, de nos familles, ce que les naissances, les ethnies, les religions font de nous… mais qu’on est aussi les enfants par exemple des livres qu’on a lus, des histoires qu’on nous a racontées, de celles qu’on a inventées pour nous-même… 
 
En inventant un personnage qui s’appelle Abraham Ajar, qui dit être le fils d’Émile, qui n’a pas existé... Horvilleur nous livre avec le talent de conteuse qu’on lui connaît une de ces histoires qui invite à sortir de sa propre maison. Récit émaillé de notations qui donnent à penser, à l’instar de celle-ci :
 
« Tu savais qu’en hébreu, le verbe être, ça n’existe pas au présent ? Tu ne peux pas dire : je suis ceci ou je ne suis pas cela. Parce que tu ne peux dire ni "je suis", ni "je ne suis pas".
Tu peux conjuguer le verbe être au passé ou au futur. Mais au présent, ça disparait. Bref, en hébreu, tu peux "avoir été" et tu peux être "en train de devenir", mais tu ne peux absolument pas "être"... »
 
 
[À ce propos, je m'interroge sur le sens à donner à la traduction, généralement admise, du verset biblique de Exode 3,14 : Quand Moïse demande à Dieu qui Il est, celui-ci répond par cette affirmation "Je suis celui qui suis".
Cette traduction découle directement de la version latine de la Vulgate : "ego sum qui sum" . La version grecque de la Septante transcrit, quant à elle, « ego eimi o ôn » : « Je suis l’étant ». Ces notions d'être ou d'étant sont assez éloignées de l'univers hébraïque.
Une lecture plus proche de la version originelle hébraïque pourrait être : "Je suis celui qui était, et qui est en train de devenir"...]
 
 
 


29/10/2022
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