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Péguy à la limite

 

Péguy m’a toujours paru un personnage un peu décalé, je veux dire qu’il a un rapport particulier avec les limites. On ne sait pas très bien, quelquefois, de quel côté de la limite il se trouve (ni même si cela a un sens pour lui de le savoir), mais le fait qu’il paraisse, en certains cas, à la fois en deçà et au-delà, est riche de sens. 
 
Décalé, Péguy l’est dès son plus jeune âge. Enfant, il aspire au monde adulte. Adulte, il a la nostalgie du regard de l’enfant.
 
Enfant, il ne partage guère les jeux de ses camarades : 
 
« Je n’aimais pas beaucoup jouer parce que cela n’est pas utile et même n’est guère amusant ; je n’aimais pas jouer avec des jouets ; j’en avais quelques-uns que maman m’avait achetés, pas cher, parce qu’il ne faut pas dépenser beaucoup d’argent ; j’en avais quelques-uns aussi que l’on m’avait faits ou que j’avais faits moi-même ; j’aimais un peu mieux jouer aux jeux, surtout dans la rue, mais j’aimais encore mieux travailler. » 
 
Ce que désirait l’enfant Péguy, en fait, c’est travailler, comme font les adultes :
 
« J’aimais travailler ; j’aimais travailler bien ; j’aimais travailler vite ; j’aimais travailler beaucoup ; je ressemblais ainsi à ma grand-mère [rempailleuse de chaises], qui était une travailleuse dure, et qui avait tant travaillé dans son existence qu’elle en avait le corps tout cassé ; je ressemblais ainsi à ma maman [également rempailleuse] qui était un modèle de travailleuse ; et quand j’avais bien travaillé ma grand-mère et surtout ma maman me faisaient des compliments dont j’étais délicieusement heureux, car je pressentais que j’allais devenir un enfant modèle pour le travail. » 
 
Péguy enfant est un écolier sérieux, comme le sont, se représente-t-il, les adultes. Mais entré dans le monde des adultes, Péguy cherche à retrouver le regard « innocent » de l’enfant. Il découvre que le monde moderne, en fait de sérieux, est suffisant, se croit riche de son expérience, mais qu’est-ce que cette expérience dont le monde se targue ? Péguy fait dire à Dieu :
 
« Ce que vous nommez l’expérience, votre expérience, moi je le nomme
 La déperdition, la diminution, le décroissement, la perte de l'espérance. »
 
En effet, bien plus savants que les adultes, sont les enfants :
 
"On croit que les enfants ne savent rien.
Et que les parents et que les grandes personnes savent quelque chose.
Or, je vous le dis, c’est le contraire.
(C’est toujours le contraire).
Ce sont les parents, ce sont les grandes personnes qui ne savent rien.
Et ce sont les enfants qui savent
Tout.
Car ils savent l’innocence première.
Qui est tout. »
 
Péguy poursuit, dans son style délié, en opposant l’expérience de l'adulte et l’innocence de l'enfant :
 
« Or c’est l’innocence qui est pleine et c’est l’expérience qui est vide.
C’est l’innocence qui gagne et c’est l’expérience qui perd.
C’est l’innocence qui est jeune et c’est l’expérience qui est vieille.
C’est l’innocence qui croît et c’est l’expérience qui décroît.
C’est l’innocence qui naît et c’est l’expérience qui meurt.
C’est l’innocence qui sait et c’est l’expérience qui ne sait pas.
C’est l’enfant qui est plein et c’est l’homme qui est vide. »
 
Nous voilà ainsi avertis que du côté des adultes, c’est l’esprit d’enfance qu’il faut cultiver, ou pour le dire autrement, l’esprit des commencements, propre à l’enfance, dans un monde adulte imbu de ses réalisations et ses fins (son expérience). Je trouve intéressant, chez Péguy, cette manière propre de se situer ainsi par rapport à la limite, ici entre monde de l’enfance et monde des adultes, en la reconnaissant, mais sans en faire une ligne de séparation absolue : L’esprit d’enfance doit innerver le monde adulte pour lui donner sens. Ce décalage, typique ici, se retrouve très souvent dans les textes de Péguy. 
 

Ce décalage, typique ici, se retrouve très souvent dans les textes de Péguy. Il nous fait sortir de ce qui limite nos pensées. Exemple ce texte assez curieux, un peu dérangeant, où Péguy exhibe la figure du père de famille, un bourgeois, pour en faire le type même de l’aventurier dans le monde : « Il n’y a qu’un aventurier au monde, et cela se voit très notamment dans le monde moderne : c’est le père de famille. Les autres, les pires aventuriers ne sont rien, ne le sont aucunement en comparaison de lui. »

 

Voilà une assertion pour le moins étonnante. Mais continuons. Plus loin dans le texte, Péguy développe sa pensée : « Les autres ne souffrent qu’eux-mêmes. Ipsi. Au premier degré. Lui seul il souffre d’autres. Alii patitur. » Autrement dit, lui seul, le père de famille, souffre à travers d’autres, les siens, dont il a la charge. Son être déborde son moi. Et ce qui lui vaut cette étrange particularité, ce n’est pas une force accrue, c’est une vulnérabilité plus grande.

 

Double décalage, qui nous dérange, et par là nous donne à penser ! Certes, je ne suivrais pas pour autant Péguy dans ses conclusions quant au rôle dévolu au chef de famille comme figure de l'aventurier typique ! mais c’est intéressant, à la suite de Péguy, de penser, décalé, cette idée de l’être qui, hors de lui, de par ses responsabilités, mène l’existence la plus aventurière qui soit, exposé qu’il est, vulnérable, à travers les siens, au destin qui peut frapper : « C’est lui, mon ami, qui les a, et lui seul, les liaisons dangereuses »...

 

 


25/04/2021
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