Au plaisir de Proust
Bergson (dont Proust était le petit cousin par alliance, et dont une certaine philosophie se retrouve dans son oeuvre) disait : « On ne voit jamais les choses mêmes mais on voit les étiquettes qu’on a posées sur elles. »
Il en est ainsi également des humains. Bien des non lecteurs d' A la Recherche du temps perdu ont une certaine « idée » de Proust : un auteur difficile, snob, décadent, qui fait des phrases trop longues.
La réalité, à qui consent à s’y frotter, se révèle différente.
La lecture de la Recherche m’apporte quant à moi un vrai bonheur. J’apprécie, je l’ai déjà dit, le style de Proust, mais aussi ses analyses subtiles, ses observations si fines qu’on se prend à les lire et les relire sans se lasser, tant elles parlent à la sensibilité et à l’intelligence.
Certes les développements sont souvent longs, très longs, interminables même (on connaît le mot d’Anatole France, son maître : « La vie est trop courte et Proust est trop long ») - mais pourtant j’aime, pour ma part, me laisser porter, emporter par le rythme de la lecture, comme sur une barque par le mouvement qu'imprime le clapotis de l'eau toujours renouvelée qui nous emporte, en imagination, hors du temps (lire la Recherche participe d'une expérience du temps).
Les phrases de Proust sont longues, mais il sait aussi manier l’ellipse. La Recherche est pleine de notations comme celles-ci :
- « Swann, lui, ne cherchait pas à trouver jolies les femmes avec qui il passait son temps, mais à passer son temps avec les femmes qu’il avait d’abord trouvées jolies. »
- « Le désir fleurit, la possession flétrit les choses. »
- « Laissons les jolies femmes aux hommes sans imagination. »
- « Croire à la médecine serait la suprême folie, si n’y pas croire n’en était pas une plus grande. »
- « Nous ne sommes tous, nous les vivants, que des morts qui ne sont pas encore entrés en fonctions. »
- « Le temps dont nous disposons chaque jour est élastique ; les passions que nous ressentons le dilatent, celles que nous inspirons le rétrécissent, et l’habitude le remplit. »
Etc.
On trouve aussi des passages sobres, telle cette évocation poétique, pour n’en citer qu’une :
« Un petit coup au carreau, comme si quelque chose l’avait heurté, suivi d’une ample chute légère comme de grains de sable qu’on eût laissés tomber d’une fenêtre au-dessus, puis la chute s’étendant, se réglant, adoptant un rythme, devenant fluide, sonore, musicale, innombrable, universelle : c’était la pluie. »
Et puis on découvre encore, au fil de la Recherche, des pages pleines d’humour, quelquefois féroces, comme celles qui décrivent d’un trait acéré (dans « Un amour de Swann ») le salon des Verdurin.
M. et Mme Verdurin appartiennent à la moyenne bourgeoisie enrichie ; ils tiennent un salon à prétentions littéraires, un « petit clan », un « petit noyau », aux idées « avancées » ; les fidèles s’appellent entre eux « camarades » ; on n’aime pas les « ennuyeux » , c’est-à-dire les personnes plus haut placées socialement. Mme Verdurin règne sur son salon, mais doit veiller à ne pas trop rire depuis que sa mâchoire - à la suite d’un malheureux antécédent - s’est décrochée :
« Mme Verdurin était assisse sur un haut siège suédois en sapin ciré, qu’un violoniste de ce pays lui avait donné et qu’elle conservait, quoiqu’il rappelât la forme d’un escabeau et jurât avec les beaux meubles anciens qu’elle avait, mais elle tenait à garder en évidence les cadeaux que les fidèles avaient l’habitude de lui faire de temps en temps, afin que les donateurs eussent le plaisir de les reconnaître quand ils venaient. Aussi tâchait-elle de persuader qu’on s’en tînt aux fleurs et aux bonbons, qui du moins se détruisent ; mais elle n’y réussissait pas et c’était chez elle une collection de chauffe-pieds, de coussins, de pendules, de paravents, de baromètres, de potiches, dans une accumulation de redites et un disparate d’étrennes.
De ce poste élevé elle participait avec entrain à la conversation des fidèles et s’égayait de leurs ‘fumisteries’, mais depuis l’accident qui était arrivé à sa mâchoire, elle avait renoncé à prendre la peine de pouffer effectivement et se livrait à la place à une mimique conventionnelle qui signifiait, sans fatigue ni risques pour elle, qu’elle riait aux larmes. Au moindre mot que lâchait un habitué contre un ennuyeux ou contre un ancien habitué rejeté au camps des ennuyeux - et pour le plus grand désespoir de M. Verdurin qui avait eu longtemps la prétention d’être aussi aimable que sa femme, mais qui riant pour de bon s’essoufflait vite et avait été distancé et vaincu par cette ruse d’une incessante et fictive hilarité - elle poussait un petit cri, fermait entièrement ses yeux d’oiseau qu’une taie commençait à voiler, et brusquement, comme si elle n’eût eu que le temps de cacher un spectacle indécent ou de parer à un accident mortel, plongeant sa figure dans ses mains qui la recouvraient et n’en laissaient plus rien voir, elle avait l’air de s’efforcer de réprimer, d’anéantir un rire qui, si elle s’y fût abandonnée, l’eût conduite à l’anéantissement. Telle, étourdie par la gaieté des fidèles, ivre de camaraderie, de médisance et d’assentiment, Mme Verdurin, juchée sur son perchoir, pareille à un oiseau dont on eût trempé le colifichet dans du vin chaud, sanglotait d’amabilité. »
Il en va de Proust comme de ses personnages (près de cinq cents dans la Recherche) : jamais on ne les saisit pleinement sous un seul angle. Un être ne se réduit pas à un point de vue (une « étiquette » disait Bergson) : il n'y a pas un Proust mais plusieurs Proust.
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