Racine
Promenades littéraires dans mon quartier...
A quelques pas de chez moi... rue Visconti au numéro 24 :
ICI MOURUT RACINE LE 21 AVRIL 1699
Jean Racine ne me paraît pas, malgré tout le respect que nous lui devons, un personnage des plus sympathiques.
Certes, il fut orphelin très jeune. Né le 22 décembre 1639 à La Ferté-Milon, en Champagne, où son père est un petit notable local, il a à peine plus d'un an lorsqu'il perd sa mère, et son père meurt deux ans plus tard.
Certes, recueilli par son grand-père maternel Sconin qui l'élève avec sa soeur, il n'a pas une enfance facile au sein de cette famille nombreuse où "à peine on daignait le regarder" [Louis Racine, dans les Mémoires consacrés à son père].
Certes, à la mort de son grand-père, séparé de sa sœur, il suit sa grand-mère paternelle Desmoulins, qui s'était retirée à l'abbaye de Port-Royal des Champs, et va être élevé par les maîtres jansénistes de Port-Royal auprès desquels il étudie de 1649 à 1658, avec un intermède de deux ans (octobre 1653-octobre 1655) au collège de Beauvais, lui-même très lié à la cause janséniste.
Beaucoup de circonstances atténuantes donc. Mais n'empêche. Il apparaît, en plusieurs occasions de sa vie d'homme de théâtre, spécialiste des coups tordus. Molière, après que Racine lui eut retiré en décembre 1665 sa nouvelle pièce, Alexandre, quelques jours après la première, pour la confier aux comédiens de l'Hôtel de Bourgogne [Louis Racine : "L'auteur, mécontent des acteurs, leur retira sa pièce et la donna aux comédiens de l'Hôtel de Bourgogne"], lui en voudra un ressentiment persistant. Homme de cour après 1677, sa raideur, certaines indélicatesses ne lui vaudront pas que des amis.
Mais Racine, c'est l'œuvre qu'il nous laisse, la pure langue si bien frappée. Claudel disait à propos de Racine : " Frapper, c'est cela. Comme on dit frapper le champagne, frapper une monnaie, une pensée bien frappée… quelque chose que j'appellerai la détonation de l'évidence ".
Détonation de l'évidence : mais aussi magnificence de la transparence, pour reprendre un mot de Barthes, cette "transparence même qui fait de Racine un véritable lieu commun de notre littérature, une sorte de degré zéro de l'objet critique, une place vide, mais éternellement offerte à la signification […] Son génie […] serait dans un art inégalé de la disponibilité" [Sur Racine].
J'ai récemment fait cette expérience en assistant à une représentation d'Andromaque, dans une salle improbable du 18ième arrondissement de Paris. Nous étions une quinzaine de spectateurs, répartis sur quelques rangées de banquettes tout juste rembourrées, à quelques mètres seulement de la scène - nue, sans décors.
Apparaissent Oreste et son ami Pylade, sanglés dans leur uniforme de pseudo Wermacht, et aussitôt la magie (l'alchimie ?) commence. Ils seront successivement rejoints par Pyrrhus accompagné de Phoenix, puis Andromaque et sa confidente Céphise, enfin Hermione et sa confidente Cléone, tous et toutes en uniformes gris-verts, tout proches de nous, sans barrières. Ils sont là. Nous sommes là.
Hermione est ambigüe. Sur scène, elle apparaît d'abord assez masculine dans son uniforme, dure, froide, peu ouverte à la compassion, comme on le voit lorsqu'elle se débarrasse cavalièrement d'Andromaque [Je conçois vos douleurs ; mais un devoir austère, /Quand mon père a parlé, m'ordonne de me taire. /C'est lui qui de Pyrrhus fait agir le courroux. (III,4)]. On la trouvera plus féminine en amoureuse jalouse ou lorsqu'elle joue la séduction pour arriver à ses fins (faire périr Pyrrhus, par vengeance, de la main d'Oreste).
Andromaque, elle, est exclusivement définie par sa fidélité à Hector. Elle vit dans l'enfermement de la mémoire, autre forme de stérilité. Le tombeau d'Hector est son seul refuge, elle veut l'habiter, s'y enfermer avec son fils, vivre dans la mort une sorte de ménage à trois [Ainsi tous trois, Seigneur, par vos soins réunis… (I, 4)]. Son destin est tragique. Son suicide est un sacrifice, seule forme possible pour permettre à son fils de vivre par lui-même et non comme un pur reflet du mort [C'est Hector, disait-elle, en l'embrassant toujours ; /Voilà ses yeux, sa bouche… (II, 5)].
Derrière Hermione, il y a les Grecs ; au-delà d'Hector, il y a, pour Andromaque, Troie. L'une et l'autre participent en fait à un ordre homologue. La différence, c'est qu'Andromaque est vaincue, captive, l'ordre qu'elle perpétue est plus fragile que celui d'Hermione.
Pyrrhus se heurte du côté d'Hermione au Père, du côté d'Andromaque au Rival (Hector). Tout est fermé devant lui. Mais il a la volonté d'en sortir et pas par n'importe quels moyens. Décidé à rompre avec Hermione, il va lui-même la chercher, et s'explique devant elle sans chercher à se justifier [Vous ne m'attendiez pas, Madame (…) /Je ne viens point, armé d'un indigne artifice, /D'un voile d'équité couvrir mon injustice… (IV, 5)]. Il assume la violence de la situation. Il réfute les deux ordres anciens de fidélité pour instaurer un nouvel ordre d'action [Animé d'un regard, je puis tout entreprendre (I, 4)] qui rompra avec la répétition de l'ancienne loi vendettale et le retour immuable des vengeances. Il choisit l'exercice d'une liberté avec détermination sans cynisme et sans provocation.
Est-ce l'alchimie du verbe dont parlait Rimbaud ? cet art inégalé de la disponibilité ? Dans le creuset de l'oeuvre nous retrouvons nos interrogations d'aujourd'hui.
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