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Du sens de la vie

 
 
Il en a été comme d'une suite en trois moments — on pourrait dire en trois mouvements avec chacun son tempo — au hasard des circonstances.
 

Premier moment

J’ai relu du Camus, L’Homme révolté et aussi Le mythe de Sisyphe. Cette relecture faisait écho à la situation sur L'état de violence évoquée dans le dernier billet.

 
Bien sûr, si on laisse couler les jours sans trop s’impliquer...
 
Les feuilles qu’on foule
Un train qui roule
La vie s’écoule
[Guillaume Apollinaire]
 
... il n’y a pas lieu de se poser beaucoup de questions. Chaque jour on répète les mêmes gestes, mais tout va-t-il si bien ? Camus décèle derrière cette illusoire familiarité du décor, derrière la répétition d’où naît l’habitude et la lassitude, et qui endort la conscience, un monde opaque et lointain, privé de sens, dans lequel l’homme se sent un étranger. De cette expérience qui nous fait éprouver le fossé qui sépare notre soif de sens de l’opacité et de l’étrangeté des choses naît le sentiment d’absurdité. Camus parle de l'expérience d'un "divorce" : ce divorce entre l’homme de sa vie, l’acteur et son décor, c'est proprement le sentiment d’absurdité [Le mythe de Sisyphe].
 
J’ai relu ces lignes et d'autres pages dans Le mythe de Sisyphe, comme celle-ci où Camus éprouve l’étrangeté du monde, son inhumanité dit-il, car c'est de façon illusoire que nous avons réduit le monde à l'humain en le marquant de notre sceau. Le monde, nous l'avons interprété à travers nos propres grilles (les mythes, les dieux...). Pendant des siècles nous avons usé de cet artifice. Aujourd'hui le monde nous échappe puisque débarrassé de ces artifices il redevient lui-même, éloigné de nous, hostile et étranger :
 
[…]Voici l’étrangeté : s’apercevoir que le monde est « épais », entrevoir à quel point une pierre est étrangère, nous est irréductible, avec quelle intensité la nature, un paysage peut nous nier. Au fond de toute beauté gît quelque chose d’inhumain et ces collines, la douceur du ciel, ces dessins d’arbres, voici qu’à la minute même, ils perdent le sens illusoire dont nous les revêtions, désormais plus lointains qu’un paradis perdu. L'hostilité primitive du monde, à travers des millénaires, remonte vers nous. […] 
Cette épaisseur et cette étrangeté du monde, c’est l’absurde.
 

Deuxième moment 

J'ai visité à Paris la remarquable expo Mille & une orchidées : imaginez plus de 1000 pieds d'orchidées en fleur, d'une beauté rare, réunies dans la magnifique serre tropicale du Jardin des Plantes. La beauté époustouflante — littéralement : à couper le souffle — des fleurs émeut et interroge...

 
 
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Face à une telle beauté offerte je n'ai plus trop la tête à la pensée de Camus sur l'épaisseur et l'étrangeté du monde. D'où vient cette beauté ? De quel tréfonds ? D'un arrangement hasardeux ? C'est en tout cas à tout le moins le fruit de l'élan vital qui nous traverse... Mais pourquoi cette beauté à laquelle rien n'oblige ?
  

Troisième moment 

Sur les conseils d'une amie, Monette, que je remercie ici, j'ai regardé en replay l'émission de La Grande Librairie du 29 janvier consacrée à François Cheng. La personnalité de François Cheng, né en 1929 en Chine dans la province du Jiangxi, vivant en France depuis 1949, naturalisé français en 1971, traducteur de Baudelaire, Rimbaud, Apollinaire, Char ou Michaux, poète, philosophe, calligraphe... est particulièrement attachante. 

 
Les thèmes de la beauté et du sens de la vie ont été abordés dans l'émission. Je ne résiste pas au plaisir de retranscrire ici ces extraits de l'entretien avec François Busnel :                        
 
— François Busnel : Chercher la beauté là où elle se trouve… Nous ne savons plus parfois la découvrir… aveuglé que nous sommes par tout ce qui nous entoure, il y a les téléphones portables, il y a les emails, il y a l’urgence etc. Comment faire au quotidien, pour trouver la beauté là où elle est ?
 
— François Cheng : Qu’est-ce que la beauté ? La beauté n’est pas un simple ornement… La beauté, c’est un signe par lequel la création nous signifie que la vie a du sens. Avec la présence de la beauté, tout d’un coup on a compris que l’univers vivant n’est pas une énorme entité neutre et indifférenciée, qu’il est mû par une intentionnalité… Vous dites que c’est difficile de trouver la beauté. Or la présence de la beauté est partout : une simple fleur, c’est un miracle. Pourquoi une fleur qui s’épanouit en pétales atteint ce degré de perfection, de forme et de couleur, et de parfum ? Ça, on ne s’étonne jamais assez ! ...
 
— FB : … Si, moi ça m’étonne beaucoup… Pourquoi ? Est-ce qu’il faut croire la réponse des scientifiques ou celle des poètes ?
 
— François Cheng : C'est la beauté qui nous donne du sens. Pourquoi ? Au sein de l’univers vivant, nous autres humains, on se dirige d’instinct vers ce qu’il y a de beau, vers un beau visage, vers un bel arbre, vers une montagne magnifique… Donc, en se dirigeant vers quelque chose qui est beau, on prend une direction, et dès qu’on prend une direction, nous ne sommes plus des êtres qui tournent aveuglément en rond, comme des animaux en cage. Nous nous engageons dans un cheminement, dans un devenir, qui pourrait aboutir à une forme de réalisation qui justifie notre existence. C’est pourquoi il faut d’abord parler du sens de la beauté. L’univers est doué de cette beauté, c’est justement pour nous signifier que la vie a du sens. Donc, miraculeusement, toutes ces étapes que je viens de décrire : direction, cheminement, réalisation — toutes ces étapes sont résumées en France par un seul mot, monosyllabique, le mot ’sens’.
[...]
Ce mot ’sens’, qui est monosyllabique, j’ai dit que c’est un diamant du vocabulaire français, parce que, c’est comme un diamant compressé, une seule syllabe ’sens’, et puis tout est dit ! En réalité, tout est dit, parce que ces 3 acceptions, ce sont les 3 étages de notre vie humaine : la sensation (on commence), puis la direction, et puis la signification, c’est-à-dire la réalisation.
 

En finale

Camus, le spectacle des orchidées, Cheng... je ne crois pas que la vérité relève plus d'un moment que d'un autre, la vérité n'est pas simplement une, mais complexe, elle est faite de plusieurs fils tissés, ainsi du sens.
 
Camus est sensible à l'expérience de l'absurde, à ce qu'il y a d'insensé dans l'univers perçu étranger, mais contrairement à ce qu'on en dit parfois, il n'en fait pas une philosophie. Le même Camus, celui des Noces par exemple, se fait aussi le chantre de la nature et de la vie : Mer, campagne, silence, parfums de cette terre, je m'emplissais d'une vie odorante et je mordais dans le fruit déjà doré du monde, bouleversé de sentir son jus sucré et fort couler le long de mes lèvres... Entre l'homme et la nature brute, le contact peut être direct, franc, source de bonheur.
 
Cheng est sensible à l'expérience de la beauté partout dans l'univers, cette beauté qui fait signe, dont la présence signifie que la vie a du sens, à qui elle donne une direction et ultimement sa signification. Mais, Cheng le sait aussi, à l'autre bout il y a aussi un abîme sans fond. Dans l'entretien avec François Busnel il dira dans le débat : Il y a la beauté, qui est la dimension la plus sublime de l’univers créé. Mais en même temps, il y a cet autre bout, le mal qui est un abîme sans fond. Un poète doit tenir ces deux bouts […] sinon sa vérité n’est pas valable. Un poète doit tenir ces deux bouts, certes : un homme, tout simplement, aussi.
 
En définitive, que le sens soit perçu comme absent dans un univers clos, ou présent offert dans la manifestation de la beauté, il reste que l'avenir repose dans nos propres mains.

Camus lui-même appelle à une posture lucide qui n'esquive pas l'absurde mais l'affronte en face : ce faisant, son refus de se résigner se mue en révolte, et sa révolte donne un sens : Cette révolte donne son prix à la vie. Étendue sur toute la durée de l'existence, elle lui restitue toute sa grandeur [Le mythe de Sisyphe].

 

Ainsi le sens de la vie humaine est-il l'affaire des humains : c'est à l'homme en définitive à décider comment et pourquoi il agit, et ainsi donner sens à sa vie.

 


23/02/2020
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