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22 juin 1944

 

22 juin 1944. 80 ans plus tard, les images me reviennent du bombardement dans lequel j’ai perdu mon frère aîné − il avait 10 ans − moi près de 6, tout me revient, les images mais aussi les sons, la fumée, l’écroulement. Je redonne ici un billet ancien, avec la même émotion revécue.

 

 

 

 

Juin 1944. Ma famille habite Paris, nos parents décident à la mi-juin, compte tenu des événements, de nous mettre, nous les enfants, « à l’abri » à une quarantaine de kms de Paris, à Tournan-en-Brie, où la famille de ma mère a une propriété, et où réside mon grand-père maternel, Charles Marin. Nous sommes 4 frères : Jean-Paul qui a alors 10 ans, François 8 ans, moi-même bientôt 6 ans et Hubert 2 ans. Nous sommes gardés par Marilou, une Bretonne qui avec sa soeur, Marie, aura passé près de 40 ans au service de la famille… 

 

22 juin : Je me vois avec mes frères, Jean-Paul, François et Hubert, dans le jardin de Tournan- en-Brie. Nous sommes à Tournan, "à l'abri", éloignés de Paris qui n’est pas sûr à la veille de la Libération...
 
Sauf que... le 22 juin, en fin d’après-midi, nous voyons passer, très haut dans le ciel,  une escadrille de bombardiers. Ils viennent de la direction de l’église et poursuivent leur trajectoire tout là-haut, vers l'Est... Marilou, inquiète, nous appelle pour nous faire rentrer dans la maison.   Je traîne un peu. Quelques minutes plus tard, je suis encore dans le jardin, d’énormes vrombissements. Je vois les avions revenir, cette fois-ci en sens inverse, à très basse altitude. Puis des déflagrations du tonnerre.
 
Marilou vient m’entraîner dans la cuisine, qui donne sur le jardin. Jean-Paul, François et Hubert sont déjà dans la salle à manger attenante. Ils se tiennent par la main. Je suis près de franchir la porte vitrée de la cuisine. Je vois le carreau se fendre. (Un éclat rentrera tout près de mon œil droit et ressortira plusieurs jours après au bas de la joue — j’en porte encore la trace.) Je vois le plafond s’effondrer, heureusement retenu en partie par les étagères hautes. Une énorme poussière, et puis plus rien... Le reste, le reste… on me le racontera, plus tard. Jean-Paul a été mortellement atteint à la tête par un éclat d’obus, qui a pénétré par la fenêtre donnant sur la rue, près de laquelle ils se trouvaient tous les trois. Hubert a une sérieuse blessure au bras. François est physiquement indemne. La famille Marin a été épargnée...
 
J’ai su plus tard que ma mère, qui venait, ce jour-là comme toutes les fins de semaine, nous voir de Paris, a été arrêtée à Gretz (une petite ville toute proche de Tournan) par les gendarmes : « Vous ne pouvez pas continuer... Tournan est bombardé ». On imagine l’horreur. Tournan a été quasiment rasé. Pourquoi Tournan ? Certains disent que les Américains visaient Gretz, grand centre de triage de voies ferrées, pour couper les moyens de communication des Allemands, mais se seraient trompés de cible… 
 
Un historien, Frédérique Lorrain-Dierbach, qui a consacré un petit livre à ces événements [Le soir où la nuit tomba trop tôt, le bombardement de Tournan, 22 juin 1944], confirme dans son récit des éléments retenus dans ma mémoire. Ma mère, ayant avec elle son vélo, venait de Paris en train : 
 
« Dans le train arrêté en plein bois [un peu avant Gretz], les voyageurs regardent avec angoisse ce qui se passe dans le ciel. Impuissants, penchés aux fenêtres ou groupés sur les marche-pieds des portes qu’ils ont ouvertes, ils pensent à leurs proches et s’inquiètent, sans toutefois imaginer l’étendue du désastre, ni même penser que les bombes tombent sur Tournan. Pour eux, c’est une fois de plus la voie ferrée qui est visée, la voie ferrée sur laquelle se trouve justement... leur train. Mme Bernadette Lebrun est dans ce train ; elle a avec elle son vélo, qui ne la quitte pas, parce qu’elle en a besoin à Paris, où elle réside, pour effectuer ses achats en banlieue, comme à Tournan, où elle passe la fin de la semaine, pour faire la tournée des fermes. « Ne restons pas là, s’écrie-t-elle, le train va être bombardé ! » Avec deux ou trois dames qui disposent, elles aussi, de leur bicyclette, elle descend du train et se met en devoir de pédaler vers Tournan… Enfin arrivée au pont du chemin de fer, on la dissuade de traverser la ville ; elle emprunte donc le petit Chemin latéral, que l’on appelle par dérision « les Champs-Elysées » et qui, après avoir rejoint la Marsange, aboutit, à travers champs, à la rue de Provins. Devant sa maison, sa sœur Denise l’attend et la prend dans ses bras. Alors Mme Lebrun comprend que son fils n’est plus… »  
 
Le bombardement, qui a duré de trois à dix minutes — les témoignages divergent — a eu lieu en fin de soirée. Récit de l’historien : «19H07... Soudain, l’horreur... Un déluge de fer et de feu s’abat sur la ville. On dénombre 1300 points de chute de bombes, 287 maisons détruites. Cinquante morts sont dégagés des ruines, ainsi que de nombreux blessés… » 
 
 
La perte de mon frère aîné si plein de promesses, qui avait la vie devant lui, est longtemps restée une blessure ouverte. Le film des événements, ces avions qui passent tout là-haut dans le ciel, qui reviennent à basse altitude dans un vrombissement infernal, la vitre qui se fend, le nuage de poussières, tout reste ancré à jamais dans ma mémoire...
 
 
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Les heures heureuses, quelques jours avant 
(De gauche à droite : Jean-Paul, moi, Hubert, François)
 





22/06/2024
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