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Céline Voyage au bout de la nuit

 

 

J’ai relu récemment Céline Voyage au bout de la nuit. Je sais bien. En ce temps où l’antisémitisme resurgit, c’est pas terrible de relire du Céline. Et pourtant. Rien de tout cela, pas une trace d'antisémitisme dans le Voyage. Un roman qu’on lit l’estomac noué. Une écriture puissante, extraordinaire, selon moi dans la ligne, ou la lignée, des Rabelais, des Flaubert, des Proust, des Gary, des Gracq… 
 
Je ne sais pas, dans ce cas-ci, comment m’arranger avec la personnalité de Louis-Ferdinand Destouches, alias Céline, écrivain et médecin français, auteur à la fin des années 30 d’immondes écrits antisémites. Mais, comme je l’ai fait remarquer dans un billet précédent ( Entrer en poésie ), alors qu’on ne peut entrer en poésie sans entrer en empathie avec le poète, on peut être pris par un roman sans éprouver le besoin de connaître son auteur. Le roman a sa vie propre. Concernant ce Voyage au bout de la nuit  (1932), l'oeuvre me suffit, qui en l’occurrence est un chef-d’oeuvre absolu.
 
Je suis bien en accord avec Gaëtan Picon, qui définit le Voyage comme « l'un des cris les plus insoutenables que l'homme ait jamais poussé » : un immense cri contre la guerre, contre le colonialisme, contre le capitalisme, poussé par un vociférateur « brutal, féroce, témoin exalté d’un monde élémentaire, qui nous entraîne toujours plus profond dans la nuit » (Philip Roth). Ce cri, nul ne peut l’entendre sans en être bouleversé.
 
 
Le Cri unnamed.jpg
 Le Cri (Edvard Munch)
 
 
Le narrateur, Ferdinand Bardamu, présenté comme « carabin » dès l’ouverture du texte qui donne le ton  (« Ça a débuté comme ça. Moi, j’avais jamais rien dit. Rien. C’est Arthur Canate qui m’a fait parler. Arthur, un étudiant, un carabin lui aussi, un camarade. On se rencontre donc place Clichy. »), nous entraîne dans un Voyage en quatre parties au cours duquel il exerce successivement divers métiers :
  • soldat volontaire (« ce métier d’être tué ») à la Première Guerre mondiale
  • commis de factorie  (« pour vingt-deux francs par jour, moins les retenues ») en Afrique coloniale
  • travailleur à la chaîne (« pire que tout le reste ») aux usines Ford à Detroit
  • médecin des pauvres en banlieue parisienne (« en attendant, quant aux malades, il n'en venait pas «bezef». Faut le temps de démarrer, qu'on me disait pour me rassurer ») ; figurant de théâtre  (« un beau rôle bien payé pourtant dans un prologue ») ; enfin employé, puis directeur, d’un asile d’aliénés (« je me tenais au bord dangereux des fous, à leur lisière pour ainsi dire »)
 
Bardamu donc s’engage dans l’armée sur un coup de tête, « comme ça » : tout aussitôt il est pris dans les rêts de la Grande Guerre et ses horreurs. Il y perd ses illusions, en même temps que son innocence et son héroïsme.
En Afrique, où le colonialisme lui montre une autre forme d’atrocité, Bardamu s’insurge de cette exploitation de l’homme par l’homme, plus terrible encore que la guerre.
En Amérique, où le capitalisme conduit à la misère des moins chanceux, Bardamu refuse toute morale et survit comme il peut. 
En France, où il exerce comme médecin de banlieue, Bardamu tente d’apaiser les malheurs humains mais ne résout rien. Au fil de son , étape par étape, il côtoie sans cesse la misère humaine et s’indigne, lucide et sombre comme la nuit.
 
Tout ceci raconté, froidement décrit comme ce serait d’une dissection, avec un art extraordinaire du langage, qui emprunte au langage parlé et use d’un style scientifique, familier et recherché, qui fait de la phrase célinienne quelque chose d’unique dans notre littérature.
 
 
Quelques extraits pour apprécier.
 
Sur la guerre :
 
« Serais-je donc le seul lâche sur la terre ? pensais-je. Et avec quel effroi !… Perdu parmi deux millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu’aux cheveux ? Avec casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants, en autos, sifflants, tirailleurs, comploteurs, volants, à genoux, creusant, se défilant, caracolant dans les sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre comme dans un cabanon, pour y tout détruire, Allemagne, France et Continents, tout ce qui respire, détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux ! Nous étions jolis ! Décidément, je le concevais, je m’étais embarqué pour une croisade apocalyptique.
On est puceau de l’Horreur comme on l’est de la volupté. Comment aurais-je pu me douter moi de cette horreur en quittant la place Clichy ? Qui aurait pu prévoir, avant d’entrer vraiment dans la guerre, tout ce que contenait la sale âme héroïque et fainéante des hommes ? À présent, j’étais pris dans cette fuite en masse, vers le meurtre en commun, vers le feu… Ça venait des profondeurs et c’était arrivé.
Le colonel ne bronchait toujours pas, je le regardais recevoir, sur le talus, des petites lettres du général qu’il déchirait ensuite menu, les ayant lues sans hâte, entre les balles. Dans aucune d’elles, il n’y avait donc l’ordre d’arrêter net cette abomination ? On ne lui disait donc pas d’en haut qu’il y avait méprise ? Abominable erreur ? Maldonne ? Qu’on s’était trompé ? Que c’étaient des manoeuvres pour rire qu’on avait voulu faire, et pas des assassinats ! Mais non!  « Continuez, colonel, vous êtes dans la bonne voie ! » Voilà sans doute ce que lui écrivait le général des Entrayes, de la division, notre chef à tous, dont il recevait une enveloppe chaque cinq minutes, par un agent de liaison, que la peur rendait à chaque fois un peu plus vert et foireux. J’en aurais fait mon frère peureux de ce garçon-là ! Mais on n’avait pas le temps de fraterniser non plus. »
 
Encore sur la guerre :
 
« - Oh ! Vous êtes donc tout à fait lâche, Ferdinand ! Vous êtes répugnant comme un rat…
 - Oui, tout à fait lâche, Lola, je refuse la guerre et tout ce qu’il y a dedans… Je ne la déplore pas moi… Je ne me résigne pas moi… Je ne pleurniche pas dessus moi… Je la refuse tout net, avec tous les hommes qu’elle contient, je ne veux rien avoir à faire avec eux, avec elle. Seraient-ils neuf-cent-quatre-vingt-quinze millions et moi tout seul, c’est eux qui ont tort, Lola, et c’est moi qui ai raison, parce que je suis le seul à savoir ce que je veux : je ne veux plus mourir. » 
 
Sur les colonies :
 
« Au service de la Compagnie Porturière du Petit Togo besognaient donc en même temps que moi, je l’ai dit, dans ses hangars et sur ses plantations, grand nombre de nègres et de petits blancs dans mon genre. Les indigènes eux ne fonctionnent guère en somme qu’à coups de triques, ils gardent cette dignité, tandis que les blancs, perfectionnés par l’instruction publique, ils marchent tout seuls.
La trique finit par fatiguer celui qui la manie, tandis que l’espoir de devenir puissants et riches dont les blancs sont gavés, ça ne coûte rien, absolument rien. Qu’on ne vienne plus nous vanter l’Égypte et les Tyrans tartares ! Ce n’étaient ces antiques amateurs que petits margoulins prétentieux dans l’art suprême de faire rendre à la bête verticale son plus bel effort au boulot. Ils ne savaient pas, ces primitifs, l’appeler « Monsieur » l’esclave, et le faire voter de temps à autre, ni lui payer le journal, ni surtout l’emmener à la guerre, pour lui faire passer ses passions. »
 
L’arrivée à New York :
 
« Pour une surprise, c’en fut une. À travers la brume, c’était tellement étonnant ce qu’on découvrait soudain que nous nous refusâmes d’abord à y croire […] 
Figurez-vous qu’elle était debout leur ville, absolument droite. New York c’est une ville debout. On en avait déjà vu nous des villes bien sûr, et des belles encore, et des ports et des fameux même. Mais chez nous, n’est-ce pas, elles sont couchées les villes, au bord de la mer ou sur les fleuves, elles s’allongent sur le paysage, elles attendent le voyageur, tandis que celle-là l’Américaine, elle ne se pâmait pas, non, elle se tenait bien raide, là, pas baisante du tout, raide à faire peur."
 
Sur le capitalisme (à travers ce tableau des usines américaines Ford) :
 
« Tout tremblait dans l’immense édifice et soi-même des pieds aux oreilles possédé par le tremblement, il en venait des vitres et du plancher et de la ferraille, des secousses, vibré de haut en bas. On en devenait machine aussi soi-même à force et de toute sa viande tremblotante dans ce bruit de rage énorme qui vous pressait le dedans et le tour de la tête et plus bas vous agitant les tripes et remontait aux yeux par petits coups précipités, infinis, inlassables. […]
On résiste tout de même, on a du mal à se dégoûter de sa substance, on voudrait bien arrêter tout ça pour qu’on y réfléchisse, et entendre en soi son coeur battre facilement, mais ça ne se peut plus. Ça ne peut plus finir. Elle est en catastrophe cette infinie boîte aux aciers et nous on tourne dedans et avec les machines et avec la terre. Tous ensemble ! Et les mille roulettes et les pilons qui ne tombent jamais en même temps avec des bruits qui s’écrasent les uns contre les autres et certains si violents qu’ils déclenchent autour d’eux comme des espèces de silences qui vous font un peu de bien. […]
Les ouvriers penchés soucieux de faire tout le plaisir possible aux machines vous écoeurent, à leur passer les boulons au calibre, et des boulons encore, au lieu d’en finir une fois pour toutes, avec cette odeur d’huile, cette buée qui brûle les tympans et le dedans des oreilles par la gorge. C’est pas la honte qui leur fait baisser la tête. On cède au bruit comme on cède à la guerre. On se laisse aller aux machines avec les trois idées qui restent à vaciller tout en haut derrière le front de la tête. C’est fini. Partout ce qu’on regarde, tout ce que la main touche, c’est dur à présent. Et tout ce dont on arrive à se souvenir encore un peu est raidi aussi comme du fer et n’a plus de goût dans la pensée.
On est devenu salement vieux d’un seul coup. […]
Quand à six heures tout s’arrête on emporte le bruit dans sa tête. J’en avais encore moi pour la nuit entière de bruit et d’odeur à l’huile aussi comme si on m’avait mis un nez nouveau, un cerveau nouveau pour toujours.
Alors à force de renoncer, peu à peu, je suis devenu comme un autre… Un nouveau Ferdinand. »
 
 
Ce que m’inspire cette magnifique littérature (évidemment on pourrait choisir des dizaines et des dizaines d’autres extraits, tout le livre est de ce tabac) : 
 
Sur la forme, le style : c’est l’ambition de la restitution de l’émotion de la langue parlée populaire. Comme le dit Fabrice Luchini :  « C’est unique dans l’histoire de la littérature, c’est une poésie en prose… » ; ou encore Julien Gracq  : « Ce qui m'intéresse chez lui [Céline], c'est surtout l'usage très judicieux, efficace qu'il fait de cette langue entièrement artificielle – entièrement littéraire – qu'il a tirée de la langue parlée ».
 
Sur le fond : je suis intrigué par cette figure de l’anti-héros, qui ne résout rien, ne parvient pas à accomplir sa quête, subit (son nom signifie « mû par son barda ») mais décrypte les événements avec une implacable lucidité, et au fond qu’est-ce qu’il nous apporte ce Bardamu ? —de quoi comprendre. 
De quoi comprendre la souffrance des petits, la misère des travailleurs, de tous ceux-là qui ne profitent pas mais subissent — tous ceux-là de l’époque, et tous ceux-là d’aujourd’hui.
 
Une fois de plus je retrouve Spinoza : « Ni rire ni pleurer mais comprendre ». 
Bardamu n’est pas un révolté — il cultive plutôt ses penchants naturels pour une certaine apathie — mais d’une façon étonnante sa posture, je dirais de personnage désabusé qui pense son fait et le dit avec le parler des « pauvres de partout », lui fait jouer le rôle d’un formidable « révélateur » de la société. 
 
Si, comme le dit l’essayiste et médecin suisse Jean Starobinski, récemment disparu, l’humanisme c’est le souci de trouver le sens de ce qui advient autour de nous, alors je pense que le Voyage est un livre humaniste.
 
 
« Il n'y a de terrible en nous et sur la terre et dans le ciel peut-être que ce qui n'a pas encore été dit. On ne sera tranquille que lorsque tout aura été dit, une bonne fois pour toutes, alors enfin on fera silence et on aura plus peur de se taire. » 
 
 « Courage Ferdinand, que je me répétais à moi-même, pour me soutenir […], tu finiras par le trouver le truc qui leur fait si peur à eux tous, à tous ces salauds-là autant qu’ils sont et qui doit être au bout de la nuit. C’est pour ça qu’ils n’y vont pas eux au bout de la nuit ! » 


11/03/2019
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