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La Chute


Je viens de relire par hasard La Chute d'Albert Camus.

Certes ce "récit", comme le désigne Camus, paru en 1956, fait très largement écho aux débats des années 1950, et singulièrement à la polémique avec Sartre qui a suivi en 1951 la publication de l'Homme révolté. Dans cet essai Camus constatait que l'esprit de révolte de Prométhée se dégradait avec la mise en oeuvre révolutionnaire du régime totalitaire soviétique. Sartre ne pouvait supporter ces propos : il le fait savoir dans une lettre assassine qui blesse profondément Camus. La Chute en porte les stigmates. Le discours du héros, Clamence, porte une violente diatribe contre la posture hypocrite des intellectuels parisiens qui s'interdisent de dénoncer l'imposture politique soviétique pour ne pas désespérer les esclaves des usines de Billancourt : "J'entends d'ici mes confrères parisiens. C'est qu'ils sont irrésistibles sur la question [...] L'esclavage, ah ! mais non, nous sommes contre ! Qu'on soit contraint de l'installer chez soi, ou dans les usines, bon, c'est dans l'ordre des choses [...]"...  Et encore : "Celui qui ne peut s'empêcher d'avoir des esclaves, ne vaut-il pas mieux qu'il les appelle hommes libres ? Pour le principe d'abord, et puis pour ne pas les désespérer. On leur doit bien cette compensation, n'est-ce pas ? De cette manière ils continueront de sourire et nous garderons notre bonne conscience".

Le contexte des années 1950 est aussi fortement présent avec, en 1954, le début de la guerre en Algérie. "L'abîme" qui menace son pays sert de toile de fond à la rédaction du récit de Camus. Mais c'est tout un monde, l'Europe, qui selon Camus, est en passe de s'effondrer. L'inconnue du pont que Clamence n'a pas sauvée, mais dont le cri ne cesse de le hanter, c'est aussi le monde contemporain, que Camus, maniant l'ironie, stigmatise par maints traits [qui n'ont rien perdu de leur acuité], comme celui-ci  : "Nous sommes devenus lucides. Nous avons remplacé le dialogue par le communiqué. 'Telle est la vérité, disons-nous. Vous pouvez toujours la discuter, ça ne nous intéresse pas. Mais dans quelques années, il y aura la police, qui vous montrera que j'ai raison' "... Tel est notre monde.

Ce monde qui s'apparente à un enfer, représenté par les paysages glauques de la ville-eau Amsterdam, dans laquelle est établi le héros, qui fait d'un bar louche, le Mexico-City, son quartier général, où il pérore, harponnant les clients. Le récit de La Chute est d'ailleurs exclusivement composé d'un soliloque que Clamence tient, sur plusieurs jours, à un quidam rencontré dans le bar, dont on ne saura pas grand chose [il ne prononce pas une parole], sinon qu'il a exercé la profession d'avocat - comme Clamence - à Paris. Le discours de Clamence envahit tout, comme l'eau qui entoure Amsterdam.

L'enfer est terriblement prégnant dans l'univers de Clamence : il n'y échappe pas. Même reclus au fond d'un bar, il ne peut pas ne pas entendre le ressac de la mer qui l'entoure et le menace. "Car nous sommes au coeur des choses. Avez-vous remarqué que les canaux concentriques d'Amsterdam ressemblent aux cercles de l'enfer ? L'enfer bourgeois, naturellement peuplé de mauvais rêves". Le quartier juif, où loge Clamence, qui fut le théâtre de la déportation de soixante-quinze mille personnes, rappelle le souvenir "d'un des plus grands crimes de l'histoire". Tout clame le passage de l'Histoire, comme le tableau décroché au-dessus du comptoir du bar du Mexico-City : une trace vide dont on devine les contours mais qu'on ne questionne pas.

Mais cette Histoire qu'on voudrait laisser dans l'oubli, vaquant à nos occupations en bonne conscience, se rappelle à nous par le Cri. Clamence vivait heureux : "Mon accord avec la vie était total [...] Je me sentais d'une certaine manière, autorisé à ce bonheur [...] J'ai plané jusqu'au soir où...". Jusqu'au soir où, étant monté sur le pont des Arts, sentant monter en lui un vaste sentiment de puissance et d'achèvement, au même moment un rire éclate derrière lui, dont il ne peut trouver l'origine, mais qui va le poursuivre, introduisant progressivement une fêlure dans sa vie bien lisse qui se déroulait "sans autre continuité que celle, au jour le jour, du moi-moi-moi". Ce rire était une répétition du cri qui remonte à sa mémoire au cours d'une croisière où il croit voir un noyé : "Je compris alors, sans révolte, comme on se résigne à une idée dont on connaît depuis longtemps la vérité, que ce cri qui, des années auparavant avait retenti sur la Seine, derrière moi, n'avait pas cessé, porté par le fleuve sur les eaux de la Manche, de cheminer dans le monde, à travers l'étendue illimitée de l'Océan, et qu'il m'y avait attendu jusqu'à ce jour où je l'avais rencontré".

Le récit de La Chute s'achève sur cette évocation à nouveau de la noyée pour laquelle Clamence n'a rien fait. Mais le salut est-il encore possible ? Se pourrait-il que Clamence  entende son interlocuteur prononcer par sa bouche ces mots : "Ô jeune fille, jette-toi encore dans l'eau pour que j'aie une seconde fois la chance de nous sauver tous les
deux !"? Mais non. "Il est trop tard, maintenant, il est toujours trop tard". Et le récit se clôt par ce mot terrible de la fin : "Heureusement !". Incapable de sortir du cercle de l'enfer, Clamence choisit d'y trôner.

Camus, lui, optera pour la révolte qui "libère des flots, qui de stagnants, deviennent furieux" [L'Homme révolté]. A chaque lecteur de remplir le silence sur lequel se clôt le récit.

La clameur de Clamence se peut-elle transformer en clémence ?






06/07/2009
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