La Fondation Louis Vuitton à Paris expose actuellement la collection d’art du moscovite Sergueï Chtchoukine, nationalisée en 1918 par Lénine, puis divisée par Staline entre le Musée de l’Ermitage et le Musée Pouchkine en 1948, enfin réunie ici à Paris, pour encore quelques semaines. Un bonheur unique — et double pour le visiteur, qui découvre à la fois, et cette fabuleuse collection, et l’exceptionnelle architecture de l'édifice de la Fondation conçu par l'architecte Frank Gehry.
Un des salons du palais de Chtchoukine à Moscou
« La galerie de tableaux de Sergueï Ivanovitch Chtchoukine à Moscou fait partie des collections russes d’art les plus remarquables », écrivait déjà Pavel Mouratov en 1908, poursuivant : « Elle jouit d’une vaste renommée et d’une gloire légitime auprès des artistes et des amis éclairés de l’art. Il lui est revenu de devenir en Russie le passeur le plus fort des courants artistiques occidentaux, si brillamment exprimés par les oeuvres de sa collection de Claude Monet, Degas, Cézanne et Gauguin… », collection qui s’enrichira à partir de 1910, jusqu’au début de la Première Guerre mondiale, de compositions de Matisse et de Picasso.
Ce qui est remarquable dans cette collection unique, c’est non seulement la qualité des oeuvres (souvent alors méconnues) précocement distinguées par Chtchoukine, la sûreté de son jugement, mais aussi l’histoire très construite de sa collection. Le choix des tableaux acquis par Chtchoukine tout au long des quinze années de la constitution de sa galerie témoigne de son ambition de devenir en Russie le « passeur des courants artistiques occidentaux », mais reflète aussi différents moments de sa vie intérieure, les terribles épreuves de la disparition de son fils Sergueï en 1905, de la perte de sa femme Lydia en 1906, du suicide de son second fils en 1910, ses joies aussi, sa recherche spirituelle, sa démarche mystique.
Claude Monet, Le Déjeuner sur l'herbe
Par exemple, dans le choix des tableaux de Claude Monet (Chtchoukine en acquiert treize, entre 1899 et 1904) on trouve le célèbre Déjeuner sur l’herbe (1866), acheté en novembre 1904, tableau emblématique de Monet, jamais terminé mais devenu chef d'oeuvre, qui marque les débuts de la révolution impressionniste et imprègne aujourd'hui encore toute l'histoire de l'art...
Claude Monet, Prairie à Giverny
... mais aussi, et cela m’a ému, la Prairie à Giverny (1888), acheté en mai 1899. Cela m’a ému, parce que ce tableau de Monet, traversé de vibrations, n’a quasi pas de sujet. L’espace, celui de la prairie, est vide, comme est vide l’espace d’un désert - et cela correspond bien à ce moment de la vie de Chtchoukine où, empli de ferveur mystique, il va effectuer la traversée du désert égyptien — cette « étendue plane et abstraite des sables » — jusqu’au monastère Sainte-Catherine (Journal du Sinaï ).
Paul Gauguin,
Homme cueillant des fruits
Ainsi des toiles de Gauguin (seize, acquises entre 1904 et 1910), réunies sur les murs de la salle à manger du palais Troubetskoï, dont les motifs renvoient à l’iconographie chrétienne : Nativité (Bé Bé), Vierge à l’Enfant (Maternité), Annonciation (Te avae no Maria), Fuite en Égypte (Le Gué) ... ou encore Homme
cueillant des fruits dans un paysage jaune, qui rappelle la révélation de l’Arbre de la connaissance — l'ensemble mural formant comme la transposition d’une grande « iconostase » (dans les églises orthodoxes, cloison décorées d'images, d'icônes, qui sépare la nef du sanctuaire où le prêtre officie) .
Henri Matisse,
L'atelier du peintre
Ainsi des grandes compositions de Matisse (jusqu’à trente-huit oeuvres dans la collection), commandées par Chtchoukine à partir de 1910 pour le grand escalier, l’antichambre et le Salon rose du palais, dont la floraison des couleurs vives apportait dans le palais comme un baume sur les blessures de sa vie meurtrie.
Pablo Picasso,
Trois Femmes
Ainsi encore des peintures et dessins de Picasso (cinquante oeuvres acquises entre 1908 et 1914) des périodes bleue (1901-1905), rose (1905-1906), « africaine » (1907-1908) — dont le chef-d'oeuvre de cette période Trois Femmes — ou cubiste (1909-1914), qui font face à des sculptures africaines, que Chtchoukine avait placées ensemble pour comprendre, comme en recherche des racines premières — tout en avouant, s’il ne comprenait pas : « c’est probablement lui qui a raison et pas moi »...
Chtchoukine, petit et un peu trapu, bègue, était physiquement de peu d'apparence. On pourrait penser qu'à travers son exceptionnelle destinée de "collectionneur-héros doublé d'un chercheur-expérimentateur" (Alexandre Benois, 1912), il a pris sa revanche sur la nature. Mais quelle revanche ? Le travail de l'esprit, on le voit dans la vie de Chtchoukine, est à même de faire oeuvre de transfiguration.
Transfiguration : ce même mot vient à l'esprit, sur un autre plan, pour parler de l'exceptionnelle réalisation de l'architecte Frank Gehry qui, d'une esquisse initiale crayonnée sur la page blanche d'un carnet...
... a conçu un bâtiment unique, pensé comme un vaisseau magnifique, toutes voiles dehors, porteur de rêves.
Ici ce n'est plus à Manet, à Gauguin, ou à Matisse qu'on pense — encore que les jeux de lumière au gré des heures du jour et des saisons renvoient à leur richesse chromatique — ou à Picasso — quoi que certaines formes architecturales ne sont pas sans rappeler quelque oeuvre cubiste — mais à Rimbaud et son Bateau ivre, ou à Baudelaire et son navire qui s'éveille (Les Fleurs du mal )...
Comme un navire qui s'éveille
Au vent du matin,
Mon âme rêveuse appareille
Pour un ciel lointain...
Cependant le bâtiment audacieux ne quitte pas son bassin — mais il évolue en fonction de l'heure et de la lumière, et c'est ainsi que l'a voulu son architecte, "afin de créer une impression d'éphémère et de changement continuel" : magnifique invitation au voyage immobile !
À CHACUN JE SOUHAITE EN CE NOUVEL AN UN BEL APPAREILLAGE POUR LA VIE, SIMPLEMENT.