La rentrée avec Rimbaud. (II) Cela s'est passé
Suite…
Dans plusieurs des témoignages qu’ont laissés des marchands ou des aventuriers ayant fréquenté Rimbaud à Harar − ce comptoir dans le désert d'Abyssinie à partir duquel il acheminait par caravanes ses marchandises −, Rimbaud est décrit comme un être intelligent, peu causant, sarcastique, vivant très simplement, ne livrant rien sur sa vie antérieure.
Ainsi de l’explorateur Jules Borelli :
« [...] Malgré les longues heures passées ensemble, jamais je ne lui ai rien demandé ayant trait à sa vie antérieure, jamais il ne m’en a rien dit. [...] Notre but, en voyageant, était très différent ; lui voyageait pour son commerce, moi je voyageais pour la Science et par curiosité. [...] Je vois encore Rimbaud s’occupant de ses affaires très rondement, très simplement. Les indigènes (Rimbaud les préférait aux Européens) venaient volontiers vers lui parce que, comme il connaissait leur langue, ils pouvaient causer ; et ils étaient sûrs de le trouver toujours d’un esprit égal. »
Alfred Bardey, le patron de la maison de commerce qui emploie Rimbaud, le trouve bien « un peu bizarre », mais il l’apprécie (il lui confia son agence de Harar) et noue avec lui des relations de proximité − sans pourtant que Rimbaud lui ait jamais rien laissé entrevoir de son passé et de ses antécédents littéraires :
« [...] Il ne m’a jamais laissé faire allusion à ses anciens travaux littéraires. Je lui ai demandé quelquefois pourquoi il ne les continuait pas. Je n’obtenais que ses réponses habituelles : “absurde, ridicule, dégoûtant, etc.” »
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« Cela s'est passé. »
(Une Saison en enfer)
Une page simplement tournée ? Les épithètes employées par Rimbaud dans ses réponses : « absurde, ridicule, dégoûtant… » montrent qu'autre chose, de bien plus décisif, s'est passé.
Il a pris radicalement ses distances, pas seulement avec ses anciennes relations, les littérateurs du Quartier Latin (il avait, dit-il un jour à Bardey, « assez connu ces oiseaux-là ! ») − surtout, ce à quoi il renvoie, c'est à une expérience passée violente, trop forte, qui jadis l’a emporté ; c’était brutal, comme s’il avait été, ce temps-là, habité par un autre.
C’est exactement ce qu’il écrivait, le 13 mai 1871, il n’avait pas dix-sept ans, en pleine énergie créatrice, à son ancien professeur, Izambard : « C’est faux de dire : Je pense ; on devrait dire On me pense. [...] − Je est un autre » ; et deux jours plus tard, au poète Demeny : “Je est un autre. Si le cuivre − s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la Symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène.”
C’est la reconnaissance, dans ces temps de totale création, d’une certaine altérité − « le cuivre s’éveille clairon » − qui peut brutalement être perçue comme une étrangeté de soi à soi-même. Jusqu’au point de rupture.
Rimbaud, occupé à ses affaires dans le désert, n’exprimera aucune nostalgie de ce passé ; au contraire, il prend clairement ses distances avec ce temps où il proclamait devant son professeur, Izambard : « Maintenant, je m’encrapule le plus possible. Pourquoi ? Je veux être poète, et je travaille à me rendre voyant [...]. Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens. »
Ce qu’il avait pressenti, il avait quinze ans, dans son adresse à Banville : « Je ne sais pas ce que j’ai là… qui veut monter… », − cela, qui montait, avait fini par le submerger, l’emporter, faisant de lui un voyant, et quand « affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! » :
« Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes,
Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir ! »
(Le Bateau ivre)
Maintenant, il a abandonné « l'hallucination simple » ; cela s'est passé ; − il ne reconnaît plus cet « autre » qui l'habitait ; Rimbaud aspire à se trouver dans sa singularité, son énigme ; il s'agit de déprise, tout quitter pour arriver à cet autre inconnu, soi-même. Partir pour se chercher.
Partir ! Renouer avec ses fugues d’adolescent : « Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées » (Ma bohème). Rimbaud tel qu'il fuit...
À suivre...
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