Le marquis, l'ouvrier-poète et le littérateur (I) Condorcet
Mon premier est un marquis, mon deuxième un ouvrier-poète, mon troisième un littérateur — a priori ils n'ont pas grand chose en commun, cependant chacun des trois s'est trouvé confronté à une situation d'engagement dans la société de son temps, et il m'a paru intéressant de rapprocher leurs réponses à ces situations.
Mon premier, c'est Marie-Jean-Antoine-Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet, dit
Condorcet
Les premières années
Le jeune Condorcet naît dans une famille de petite noblesse provinciale, les Caritat, installés au château de Condorcet, près de Nyons. Orphelin de son père, capitaine dans l'armée, cinq semaines après sa naissance, l'enfant unique est élevé par sa mère, une femme très pieuse, qui le consacre à Marie, s'assure de son éducation et l'habille en fille jusqu'à ses neuf ans... Pas de modèle masculin dans son entourage. Condorcet en gardera une timidité extrême.
Après deux ans de préceptorat à domicile, Condorcet quitte le foyer maternel pour devenir interne dans un collège de jésuites, de onze à quinze ans. Plus tard, il rédigera des écrits extrêmement critiques sur l'éducation reçue chez les pères, dénonçant aussi bien le contenu de l'enseignement que le rapport pédagogique entre l'éducateur et l'élève...
Élève fort brillant, l'année de son émancipation, à quinze ans, il intègre le Collège de Navarre à Paris. Là il apprend auprès de ses maîtres les éléments de la géométrie et de l'algèbre, disciplines qui vont devenir le monde naturel dans lequel sa prodigieuse intelligence mathématique va trouver à s'exercer. À seize ans, il est en mesure de soutenir sa thèse publique d'analyse mathématique, qui révèle sa passion pour "l'art de résoudre les problèmes", et attire sur lui l'attention de d'Alembert et d'autres membres de l'Institut.
Un jeune et brillant mathématicien
Sa carrière de mathématicien se dessine. Son intérêt se porte sur les recherches les plus abstraites, l'analyse pure, et jusqu'à la fin de sa vie il gardera ce goût prononcé pour l'abstraction et le travail solitaire, comme si là, il vivait dans son monde à lui. Condorcet, assez démuni, vivra plusieurs années dans une mansarde du 56, rue Jacob [une adresse dont j'ai déjà eu l'occasion de parler dans un billet ancien, devenue peu avant la Révolution un hôtel meublé sous le nom d'Hôtel d'York : c'est là que résidait le représentant du roi d'Angleterre quand il signa avec Benjamin Franklin le traité de paix avec l'Amérique, le 3 septembre 1783].
Condorcet engrange très vite des succès notoires dans son domaine de prédilection, publiant à vingt-deux ans un ouvrage remarqué, Du calcul intégral, bientôt suivi d'autres publications qui le feront reconnaître par les plus grands mathématiciens, d'Alembert, Lagrange, Lalande... comme l'un des leurs, "déjà un des premiers géomètres d'Europe". Le jeune mathématicien est reconnu aussi dans les salons... où pourtant il ne brille guère, empêtré qu'il est dans sa timidité maladive.
Élu à vingt-six ans à l'Académie des sciences, reconnu parmi les meilleurs mathématiciens, la carrière de Condorcet semble toute tracée — comme l'ont été celles des Euler, Bernoulli ou Lagrange... qui n'ont jamais quitté de leur vie le monde des équations. Mais c'est sans compter sur l'immense appétence de Condorcet pour tout ce qui touche aux affaires de la cité, passionné qu'il est par toutes les réflexions qui sont débattues en ce siècle des Lumières dans les domaines politique, social, économique et philosophique.
Un actif et un passionné
Condorcet ne cessera jamais ses travaux mathématiques, jusqu'à la fin. Mais il ne restera pas confiné dans le domaine des abstractions : son maître en mathématiques, d'Alembert, qui devint son père spirituel, et était, avec Diderot, l'un des fondateurs de l'Encyclopédie, fit de lui un des héritiers de l'esprit encyclopédique. Un témoignage de l'époque décrit ainsi Condorcet : "Parlez-lui philosophie, belles-lettres, sciences, art, gouvernement, jurisprudence, et, quand vous l'aurez écouté, vous direz cent fois par jour que c'est l'homme le plus étonnant que vous ayez jamais entendu."
Condorcet s'intéresse à tout ; c'est un de ceux qui connaît le mieux les sciences de son époque ; en outre, homme de bien, il a une véritable passion pour la justice. Le même témoignage dit de lui : "Cette âme calme et modérée dans le cours ordinaire de la vie, devient ardente et pleine de feu s'il s'agit de défendre les opprimés, ou de défendre ce qui lui est plus cher encore, la liberté des hommes et la vertu des malheureux ; alors son zèle va jusqu'à la passion ; il en a la chaleur et le tourment, il souffre, il agit, il parle, il écrit avec toute l'énergie d'une âme active et passionnée."
On verra ainsi Condorcet — tout en poursuivant ses travaux mathématiques sur le calcul intégral, le calcul des probabilités, la recherche de méthodes générales de résolution etc. — intervenir dans la vie publique pour lutter aux côtés de Voltaire contre le fanatisme et l'intolérance, défendre les libertés, soutenir (très en avance sur son temps) les droits des femmes, les droits des Juifs, les droits des Noirs, et proposer des projets de réformes politiques, administratives et économiques.
Engagé dans la Révolution
Lorsque l'implosion du système politique de la Royauté aboutit à la Révolution et à la proclamation de la République, Condorcet est prêt pour jouer un rôle, non pas direct — il n'a pas la stature d'un Danton, ou le génie oratoire d'un Mirabeau ; pas même une assez bonne voix pour s'imposer dans les débats, souvent houleux ; et il reste timide — mais d'influence, par sa pensée, ses écrits dans les journaux et ses projets de textes fondamentaux, comme celui d'une nouvelle Constitution, où il défend une république laïque et solidaire, contrôlée par le peuple.
Cependant, dans les premiers temps décisifs de l'été 1789, ayant échoué à être élu aux États généraux ("Les nobles m'ont trouvé trop populaire. Et les non-nobles, trop modéré. Apparemment que je suis raisonnable."), il demeure simple spectateur, condamné à l'inaction. Il lui faudra attendre son élection à la nouvelle municipalité de Paris (quartier Saint-Germain-des-Prés) en octobre 1789 pour rentrer dans le jeu politique en usant de son aura et de son influence.
Ce que Condorcet a de propre, c'est de défendre l'idée que les vues politiques doivent s'intégrer dans une vision de la société et de l'homme, être doué de raison. Autant dire, étant entré en 1791 à l'Assemblée législative, qu'il va devoir payer de sa personne, défendant difficilement, au milieu d'assemblées tumultueuses et surchauffées, la raison et les libertés, sans jamais renoncer à agir selon ses convictions.
Au printemps 1793, Condorcet va se trouver pris entre les deux grands groupes qui dominent la Convention, les Girondins, auxquels il a appartenu jusque fin 1792, dont l'électorat est essentiellement provincial, et les Montagnards, qui tiennent le haut des gradins dans l'assemblée, représentant les parisiens, incarnés par les figures de Robespierre, Danton ou Marat.
Condorcet s'oppose à Marat ("cet être atrabilaire pour qui le spectacle de la tranquillité sociale semble être un supplice") et à Robespierre, en qui il voit un homme dangereux pour la Révolution : et il le fait savoir publiquement dans ses articles. Cependant, lorsque la Convention, dominée par les Montagnards, vote le 2 juin 1793 l'arrestation à leurs domiciles de 29 députés girondins, Condorcet, qui a été l'un des leurs, n'est pas inquiété.
Condorcet pourrait s'en tenir là. Il pourrait, en ces temps de tous les dangers, se mettre en retrait sans se renier... Non ! il décide, lui qui a longuement travaillé à un projet de Constitution qui lui tenait à coeur mais n'a pas été retenu, de dénoncer aux citoyens le projet bâclé que la Convention montagnarde s'apprête à leur soumettre. Ce faisant, attaquant frontalement, au nom de ses convictions, la Montagne, il se perdait irrémédiablement. Le 8 juillet 1793, Condorcet est décrété d'arrestation.
Prévenu à temps, Condorcet, proscrit, trouve refuge chez une veuve, Mme Vernet, dans sa maison au 21 rue des Fossoyeurs [aujourd'hui rue Servandoni], à deux pas de Saint-Sulpice. Il y restera caché neuf mois, durant lesquels il fera des mathématiques et écrira son grand oeuvre l’Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, qui fut publié après sa mort, en 1795. Le 25 mars 1794, après une alerte, il quitte sa cachette. Il est arrêté deux jours plus tard, errant, à Bourg-Égalité [anciennement Bourg-la-Reine] et incarcéré. Le surlendemain, le 27 mars 1794, il est retrouvé mort dans sa cellule. S'est-il suicidé ? On ne sait.
Poison ou apoplexie, disparaissait "un homme qui a ajouté à une conviction philosophique, à une valeur intellectuelle incomparable, une conviction républicaine, poussée jusqu'au martyre" (Jules Ferry).
À suivre
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