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"Les Fossoyeurs": Orpéa, le business du grand âge

 

 
La dénonciation du système Orpéa dans le livre-enquête de Victor Castanet, "Les Fossoyeurs", émeut et révolte, pas seulement en ceci qu’elle met à jour les rouages cachés d’un système extrêmement sophistiqué, entièrement conçu pour faire du business et produire un maximum de cash sur le dos des personnes âgées — mais aussi parce que cette machine infernale, à tous les échelons, broie et tue.
 
Ça pourrait, au bout de la chaîne, broyer des poussins, mais non, ce sont des hommes, des femmes en fin de vie, à qui on fait subir, par manque de soins élémentaires, manque de moyens au nom de la rentabilité, des souffrances effroyables. Souffrances aussi du personnel pris dans les engrenages de cette terrible machine. Mais tout cela, magnifiquement packagé dans des brochures de luxe sur papier glacé, dans lesquelles on vante l'aménagement des espaces, la tenue des lieux, la gestion de l’accueil, l'organisation des soins, etc., avec cette devise mensongère : « La Vie Continue avec Nous ».
 
 
 
Voilà ce qu'a amené au grand jour le courageux livre-enquête de Victor Castanet "Les Fossoyeurs" , qui fait la une ces jours-ci.
 
Non, la vraie vie ne continue pas dans ces lieux voués à la maltraitance pour cause de rentabilité. Témoin ce que Castanet rapporte, entre autres, de la fin de vie de l’écrivaine Françoise Dorin, morte dans des souffrances effroyables, des suites d’un choc septique causé par la dégénérescence d’une escarre, non soignée. L’un des petits-fils de l’écrivaine, qui s’était beaucoup occupé de sa grand-mère avant qu’elle entre dans la résidence de luxe Les Bords de Seine, navire amiral du groupe Orpéa, a écrit après sa mort ces mots terribles : 
 
« Si vous voulez vous débarrasser des gens que vous aimez, à moindres frais, il y a une place de libre désormais au 2e étage, à gauche, en sortant de l’ascenseur… Madame Françoise Dorin, écrivain de renom, est rentrée dans cet établissement il y a moins de 3 mois.
C’est le temps qu’il leur a fallu pour lui faire perdre 20 kilos, et l’usage de la parole.
C’est le temps qu’il leur a fallu pour laisser une escarre dégénérer et finir par faire la taille de mon poing.
C’est le temps qu’il a fallu pour la mener à un état irréversible.
Ho oui ! C’est joli ! C’est cosy même.
On vous vantera volontiers la balnéo et le confort des chambres.
On vous fera des courbettes et des grands sourires.
On vous fera croire que tout est sous contrôle…
La vérité c’est que cet établissement à plus de 7 000 euros le mois n’est pas un organisme de santé, mais une entreprise à but lucratif (…) ».
 
De multiples autres témoignages de maltraitance organisée (comme on parle de bande organisée) sont donnés dans le livre-enquête de Victor Castanet. L’une des choses qui frappe le plus, car cela paraît impensable, concerne… les couches. Il n’y a pas de petit profit. Un sou est un sou. Ainsi la direction d'Orpéa a-t-elle décidé que ce sera 3 couches par jour, pas une de plus. Témoignage d’une aide-soignante, Saïda Boulahyane :
 
« Dès que je suis arrivée dans l'unité [à son premier jour], dès que l’ascenseur s’est ouvert, j’ai compris que quelque chose n’allait pas. Déjà, il y avait cette odeur de pisse terrible, dès l’entrée. Et je savais que c’est parce que [les résidents] n’étaient pas changés assez régulièrement », lâche-t-elle. Puis elle poursuit : « Ça s’est révélé être le cas. Je suis restée près d’un an là-bas, et je ne vous dis pas à quel point il fallait se battre pour obtenir des protections pour nos résidents. Nous étions rationnés : c’était trois couches par jour maximum. Et pas une de plus. Peu importe que le résident soit malade, qu’il ait une gastro, qu’il y ait une épidémie. Personne ne voulait rien savoir. » (…)
Saïda Boulahyane me détaille les conséquences de ce rationnement. Une toilette était prévue le matin et une autre à 14 heures. Puis, il fallait attendre le soir. Si l’un de ses protégés faisait sur lui dans l’après-midi, elle était contrainte de le laisser dans ses excréments pendant plusieurs heures. Peu importe l’odeur, les conséquences sur sa santé et son bien-être. Nous étions déjà bien loin des attentions des salons feutrés du rez-de-chaussée. (…) » 
 
Il n’y a pas de petites économies, ainsi on va gagner aussi sur les couches. Les directeurs des établissements Ehpad Orpéa eux-mêmes n’y peuvent rien. Ils n’ont pas ce pouvoir, ils n’ont aucun pouvoir, sauf celui d’exécuter servilement (sinon c’est la porte) les ordres du siège. Et au siège, on a fait le calcul qu’on peut gagner sur les couches : en limitant le nombre à 3 maximum par jour par résident, en réduisant la taille de celles-ci, et en baissant la qualité. Mais on pratique aussi, sur cette fourniture payée par des dotations publiques, de curieux trafics, sous forme de RFA.
 
Les RFA, ce sont des Remises de Fin d'Année. Exemple type : Une grande entreprise A va, dans le cadre de son activité, avoir un certain nombre de fournisseurs. Son fournisseur B vend habituellement son produit 100 euros. Il va accepter, après négociation, et parce que le marché qui s’ouvre à lui est important, de réduire son prix. Mais l’entreprise A ne va pas lui demander de baisser son prix à 95 euros, par exemple. Elle va plutôt lui demander de continuer à facturer 100 et de lui reverser 5 euros à la fin de l’année. Ce n’est pas plus compliqué que cela. Voilà de l’argent qui finit par arriver dans une poche à laquelle il n’est pas initialement destiné. Il paraît que ce n’est pas illégal. 
 
Sauf que dans le cas de dotations publiques, c’est illégal ! Cela veut dire que le groupe fait des marges sur des produits qu’il ne paie pas, sur des produits financés par l’Assurance maladie. Alors qu’il est totalement interdit aux groupes privés de faire de la marge sur l’argent public ! Le système Orpéa fonctionne comme cela, en instaurant des RFA, pas seulement pour les couches mais pour la nourriture, pour les pansements, pour les produits médicaux etc., pour tous ces produits financés par l’Assurance maladie. Ce qui veut dire que les établissements paient leur matériel au prix fort et que, de manière assez claire, les RFA remplissent les poches du groupe… Le tour est joué. Et ça rapporte : d’après un document qu’a pu se procurer Castanet, le total des RFA pour la seule année 2016 est colossal : plus de 10 millions d’euros. 
 
Pour revenir au cas emblématique des couches, le taux de RFA appliqué sur les factures de Hartmann, le fournisseur historique du groupe, n’est pas entre 1% et 7%, mais de 28% !, cinq fois plus que la moyenne des taux de ristourne appliqués par Orpéa — tout cela sur des produits payés par l’argent public. Au cours de la seule année 2016, sur un seul produit — les protections  —, le groupe Orpéa a perçu près de 2,5 millions d’euros de rétrocessions de la part de son fournisseur Hartmann. Une somme provenant de l’argent public qui devrait être employé au bénéfice de milliers de résidents d’Ehpad. Le groupe Hartmann a également reversé, pour la même année 2016, 150 000 euros sur les factures d’hygiène et gants, 250 000 euros sur la catégorie dispositifs médicaux etc. 
 
Il faut lire le livre-enquête de Victor Castanet pour découvrir comment, à tous les niveaux, se déploie un système extrêmement pervers, permettant de contourner les règles et tricher :
 
en dépassant le nombre de lits autorisés dans des conditions obscures ;
en réduisant le nombre de postes de soignants et médecins, pourtant réglementaires ;
en maximisant le coût de chaque patient pour l’Assurance maladie et les mutuelles (tout bénéfice pour Orpéa) ;
en instaurant, comme on l’a vu, les RFA sur l’ensemble des produits médicaux payés par l’argent public etc.
 
Mais ce n’est pas tout. De quelles complicités ont bénéficié les dirigeants d’Orpéa pour obtenir si facilement les autorisations d’ouverture de leurs Ephad, avec souvent le terrain offert ou quasi etc  — au point que le groupe, créé en 1989, compte aujourd’hui 354 établissements en France ? dont 7 ouverts d'un coup en une seule année, en 2010, dans le département de l'Aisne... Vous le saurez en prenant connaissance de l’enquête : un voyage au pays des connivences et collusions !
 
Avant de finir, un mot sur le trio infernal qui mène (menait, 3 sur 3 ont quitté le navire) ce groupe hors normes, au sens propre :
 
« Le boss » — Le fondateur, le Docteur Marian, milliardaire aujourd’hui âgé de 83 ans, qui a pris sa retraite en 2017 en Belgique et se veut grand collectionneur d’art, a commencé petitement en 1989, mais a vite compris les opportunités qu’il y avait à tirer du business du grand âge, alors plein de perspectives. Homme d’affaires passionné par le développement de son entreprise, mais peu préoccupé de l’humain, c’est lui qui incarne le système Orpéa. Un témoin du premier cercle affirme que, pour Marian, « les vieux ne sont qu’un moyen pour se faire du fric ». Le fondateur d’Orpéa présentait ainsi à ses équipes la mission assignée à son groupe : « N’oubliez pas qu’on fait du parcage de vieux ». 
 
« Le financier » — Le deuxième personnage, Yves Le Masne, entré dans le groupe comme contrôleur de gestion, devenu directeur général, a transformé le siège en un incroyable outil de pilotage. C’est lui qui a permis à la direction générale de devenir omnisciente, omniprésente et omnipotente, lui a qui a permis de limiter et contrôler la moindre action des directeurs d’établissement. Il a véritablement industrialisé la prise en charge des personnes âgées. A été limogé en janvier suite à la parution du livre de Castanet, non sans avoir, peu auparavant, vendu ses actions Orpéa au cours de 107 euros (aujourd'hui le cours a dégringolé à 35 euros...). 
 
« L’exécuteur » — Le troisième personnage, Jean-Claude Brdenk, directeur général délégué en charge de l’exploitation, vient lui aussi de quitter, en janvier, le groupe Orpéa pour rejoindre le groupe Bastide [Noter : Orpéa travaille en exclusivité totale avec Bastide…]. C’est un homme décrit impulsif, caractériel, tranchant, sûr de lui. C’est lui le fameux cost-killer du groupe, lui qui fait respecter à tous les niveaux les consignes de contraction des dépenses prônées par le docteur Marian. Et il excelle dans ce rôle. « Gérer des personnes âgées en maison de retraite, c’est exactement comme vendre des baskets », dit-il (lui qui, dans une vie antérieure, a vendu des baskets). Il sait motiver ses troupes : « Si vous ne vous bougez pas, il va y avoir du sang sur les murs ! » On a tout compris du personnage. Il ne laisse rien passer. Le nombre de couches, leur qualité, leurs dimensions, le coût tombé à 38 centimes/par résident/jour, c’est lui ! 
 
Déclaration d’un des anciens principaux cadres du groupe : « Je dirais que la maltraitance n’est qu’une conséquence de tout un système qui est une organisation extrêmement perverse qui permet de gagner le maximum de fric sur chaque structure par tous les moyens possibles… » 
 
 
Le système Orpéa qui, au nom de la rentabilité, engendre tant de souffrances humaines à tous les niveaux, les résidents mais aussi le personnel pris dans ces engrenages, doit être condamné. Mais quid du système politique qui tolère voire cautionne ce genre de dérives ? Quid de notre société qui se garde de s'interroger sur la place des anciens ? Sur le sens de la vie ?
 
 
 
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La une du journal Le Monde
daté du 11 février 2022
 
 
 


12/02/2022
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