Vivian Maier la nounou au Rolleiflex
J’ai vu avec beaucoup d’émotion les photographies de Vivian Maier actuellement exposées au Musée du Luxembourg, à Paris.
Vivian Maier, vous le savez sans doute, a eu un parcours atypique. Née en 1926 à New York, d’une mère française originaire du Champsaur dans les Hautes-Alpes et d’un père américain d’ascendance autrichienne, et morte en 2009 à Chicago, Vivian Maier, pour reprendre les termes de Wikipedia, est une photographe de rue amatrice, prolifique et talentueuse ne se séparant jamais de son appareil photo, friande d'autoportraits, qui n’a jamais dévoilé sa production artistique de son vivant. Ses dizaines de milliers de clichés, pris principalement à New York et à Chicago, mais aussi à travers le monde, dont une majorité de négatifs non développés, ont été découverts après sa mort, faisant d’elle une artiste célèbre.
Son métier, ce n’était pas d’être photographe, mais nounou, d’abord à New York, puis à partir de 1956 (elle a alors 30 ans), à Chicago, où elle est engagée dans la famille Gensburg pour s'occuper des 3 garçons, dont elle prendra soin pendant 17 ans —, avant de proposer ses services de gouvernante dans d'autres familles, presque jusqu’à la fin de sa vie. Ce qu’on sait d’elle, c’est qu’elle était très secrète, mais aimante. Les enfants Gensburg, qui resteront en contact avec elle jusqu’à la fin, prenant à leur tour soin d’elle, diront qu’« elle était comme Mary Poppins », un brin mystérieuse, magicienne et gouvernante…
Magicienne, elle le sera surtout équipée de son inséparable Rolleiflex : avec cet appareil photographique assez sophistiqué, elle saisit l’instantané, des instants de vie (aujourd’hui ce serait impensable, il faut des autorisations, et l’instant de vie s’en est envolé…), scènes de rue, chroniques de trottoirs, portraits à l’improviste, gestes et détails capturés, — à la manière je dirais, en tout cas la référence m’est venue à l’esprit, d’un Robert Doisneau (dont le premier appareil, en 1932, fut aussi un Rolleiflex...) photographiant le spectacle des rues de Paris dans les années trente à quatre-vingt, au « cheminement tâtonnant..., ballotté par les événements, laissant à l’intuition la part belle et même un peu rebelle… » (À l’imparfait de l’objectif). La différence avec Doisneau, c’est qu’elle saisit surtout des attitudes, des gestes, se centrant sur les personnages, alors que les photographies de Doisneau privilégient le décor de cette scène qu'est le théâtre de rue, et sont parfois "composées", Doisneau le reconnaît lui-même, comme le fameux Baiser de l'Hôtel de Ville.
Vivian Maier privilégie les quartiers populaires des villes où elle réside, New York d’abord, puis Chicago. Tout au long de ces années elle fixe pour elle-même, jour après jour, tout comme Doisneau, « les gestes ordinaires de gens ordinaires dans des situations ordinaires […] ; il est des jours où l’on ressent le simple fait de voir comme un véritable bonheur… » (Trois secondes d’éternité). Ce bonheur a été celui de Vivian arpentant les rues, regardant la vie, observant les gestes, même les plus incongrus, sans dérision jamais, avec beaucoup de sympathie pour les laissés pour compte et les largués de la société, les relégués de ce monde au temps du grand Rêve américain et de la modernité — auprès de qui passent, le regard hautain, qu’elle saisit à l’improviste, des dames riches indifférentes, voire offusquées du spectacle.
Vivian Maier répond à sa façon à l’interrogation de Georges Pérec : « Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit de fond, l’habituel, comment en rendre compte, comment l’interroger, comment le décrire ? » (L’infra-ordinaire).
L’exposition du Musée du Luxembourg donne à voir d’autres étapes dans la production artistique, si riche et si insolite, de Vivian Maier, en particulier son évolution dans les années soixante vers une tentative de simulation du mouvement, en créant des séquences cinétiques, et en abordant de plain-pied le langage cinématographique. Mais je reste attaché pour ma part à la première époque de son oeuvre — que je qualifierais, ce sont mes termes, de « naïve », spontanée — où elle capture des scènes de rue dans des quartiers populaires, qu’elle photographie à l’affût de l’ordinaire, qui par sa magie devient extraordinaire.
Vivian Maier a-t-elle été heureuse dans sa vie ? Ce qu’on en voyait de l’extérieur, d’après les témoignages, paraît plutôt austère. Elle avouait elle-même pratiquer le métier de nounou parce qu’elle ne savait rien faire d’autre. Certains des enfants dont elle s’est occupé ont gardé le souvenir d’une gouvernante ouverte et généreuse mais peu chaleureuse. Cependant elle prendra soin pendant plusieurs années, avec beaucoup d'humanité, d'une adolescente handicapée mentale. On ne lui connaissait pas de relations en dehors de ses employeurs et de leurs enfants. Aucun contact avec les membres de sa famille vivant en Amérique ni ceux du Champsaur.
Elle vivait à l’intérieur d’elle-même, d’une vie riche, secrète, mais pas renfermée, à preuve le regard aimant et complice qu’elle portait sur la société qui l'entourait, à l'instar d'un Robert Doisneau confiant un jour qu' "on ne devrait photographier que lorsque l'on se sent gonflé de générosité pour les autres".
Le Rolleiflex de Vivian Maier, son chapeau,
... et moi-même photographiant la vitrine du musée
[On n’aurait jamais rien su de l'étrange destin de Vivian Maier si, en 2007, un jeune agent immobilier de Chicago, John Maloof, s’intéressant à l’histoire de la ville, devenu président de la société historique locale, qui effectuait des recherches pour un projet de livre, n’avait acheté pour 400 dollars dans une vente aux enchères un lot qui comprenait des tirages photos et des films, qui se sont révélés être l’oeuvre d’un photographe inconnu… dont il ne découvrit l’identité qu’en avril 2009, quelques jours après la mort de Vivian Maier, en lisant cet avis de décès rédigé par les frères Gensburg :
« Vivian Maier, originaire de France et fière de l'être, résidente à Chicago depuis ces cinquante dernières années, est morte en paix lundi. Seconde mère de John, Lane et Matthew. Cet esprit libre apporta une touche de magie dans leur vie et dans celles de tous ceux qui l'ont connue. Toujours prête à donner un conseil, un avis ou à tendre une main secourable. Critique de film et photographe extraordinaire. Une personne vraiment unique, qui nous manquera énormément et dont nous nous souviendrons toujours de la longue et formidable vie. »
John Maloof ne rencontra donc jamais Vivian Maier, mais élargissant ses acquisitions (il racheta des lots vendus à d’autres acquéreurs), il arrivera à posséder environ 90% de la production de Vivian Maier, et s’est attaché à la faire connaître dans le monde entier.
Vivian Maier, qui conservait tous ses négatifs (dont beaucoup jamais développés, faute de moyens) dans des cartons (on parle de 400 cartons, enfermant l'oeuvre de toute une vie), avait stocké ceux-ci dans un local dont elle ne pouvait plus payer le loyer...
Elle connut ainsi le suprême détachement d'être séparée de son oeuvre]
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