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Vivre poétiquement

 



Par les temps qui courent, et ils courent vite, nous allons de sidération en sidération, atterrés que nous sommes des déclarations brutales, hors-sol du nouveau président des États-Unis qui entend, coup sur coup : s’approprier le Groenland, le canal de Panama ; faire du Canada le 51ᵉ État des États-Unis ; de Gaza la « Riviera du Moyen-Orient » etc. etc. 

 

Dans tous les sens, me voilà ressasser ma stupéfaction (à l’image du mot “ressasser” qui se lit dans les deux sens). Quand bien même ce ne serait qu'une tactique de négociation, toutes ces déclarations extrêmement violentes, prédatrices, à l'encontre du droit international, sidèrent. 

 

Sidérer, c’est « anéantir subitement les forces vitales de quelqu'un » (Valéry). La sidération fige. Nous sommes, je suis comme devant un mur, arrêté, frappé de stupeur. Je me heurte à une forme brute. Mais l’arrêt, c’est la mort. Il ne faut pas en rester là. Ne pas se laisser abrutir. Le pire serait de consentir mentalement à la stupéfaction. Il est impératif de réagir. Vivre. Comment ?

 

 

 

 

 

 

Observons la nature : elle est faite de transformations ; elle ne s’arrête pas à un état ; elle est toujours en mouvement. Lorsqu’on regarde une fleur, on ne voit pas une forme définitive mais une forme en devenir, une forme vivante, qui va passer dans la continuité par plusieurs phases : le stade du bouton, celui de la fleur épanouie pour ensuite devenir la fleur qui fane…

 

J’ai lu récemment cette anecdote : lorsqu’il était au Japon, Graf Dürckheim visite une exposition consacrée à la fleur de chrysanthème, qui symbolise la longévité et le rajeunissement, et est l’emblème de la famille impériale. Au cours de cette visite, il demande au maître jardinier :

« Pouvez-vous me dire si au cours de la croissance de cette fleur il y a pour vous un moment qui est plus important qu'un autre ? » Le maître jardinier semble très embarrassé par cette question et dit qu'il ne la comprend pas. Graf Dürckheim avoue qu'il lui semble que c'est le moment où cette fleur est épanouie. Le maître jardinier, saisissant alors le sens de sa question, lui dit : « Pour nous japonais, il n'y a pas un moment de la croissance d'une fleur qui serait plus important qu'un autre, parce que la vie de cette fleur est un chemin de transformation qui va de sa naissance à sa mort. » 

 

La vie est un chemin de transformation qui va de la naissance à la mort... La sidération fige. C’est comme une petite mort. À tout prix il faut quitter l’état de dépendance à l’égard de ces formes fixes que produit la sidération, ne pas s’arrêter à ces formes fixes — mais se remettre sur le chemin de vie, qui est un chemin de transformation.

 

Se remettre sur le chemin de transformation, c’est cela que j’appelle « vivre poétiquement » (du nom grec ancien poiêtếs, qui signifiait « auteur, créateur ») : c’est-à-dire veiller jour après jour à se mettre en accord avec le flux de la vie et le tréfonds naturel de notre être, qui est transformation, création continue. Ne pas consentir à l'arrêt. Se remettre à la promenade à la manière de Michel, seigneur de Montaigne :

 

« Quand je me promeine solitairement en un beau vergier, si mes pensees se sont entretenues des occurrences estrangieres quelque partie du temps, quelque autre partie, je les rameine à la promenade, au vergier, à la douceur de cette solitude, et à moy. »

 

(Essais - Livre III, chap XIII, De l'expérience)

 

 



14/02/2025
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