Le progrès spirituel
Suite du billet précédent Le mythe du progrès (II)
Mon ami Alic m’a écrit en commentant le premier billet : « … Si on veut aller plus profondément dans cette réflexion, il faut décider si on examine un monde matériel avec ses progrès et ses erreurs, ou un monde spirituel qui est en nous… » Ce faisant, il me devançait. J’ai parlé en effet jusqu’à présent du progrès sous l’angle de l’avoir, le considérant en tant que progrès matériel. Mon propos, ici, est d'explorer un autre aspect du progrès, sa dimension spirituelle, c’est-à-dire en le considérant sous l’angle de l’être. Et si le progrès c’était aussi être-plus ?
Nous inventons toujours de nouveaux outils technologiques (avec le risque, non de progresser mais de régresser dans certains domaines moraux), mais quid de l’expérience de notre vie intérieure ? Celle-ci n’est pas enclose dans le monde de l’avoir, elle se nourrit du monde de l’esprit, l’art, la poésie, la littérature, les rencontres... et à travers ces expériences insuffle et dépasse la matérialité.
Ce dépassement n’est pas sans lien avec l’expérience mystique, d’un Maître Eckhart par exemple (voir billet Maître Eckhart ou la voie du Rien ), ou d’un Jean de la Croix, dont les paroles et l’exemple de vie conduisent vers un rien du pensable, c’est-à-dire vers une ouverture au-delà de ce qui fait l’objet de la science. Nous pouvons nous référer aussi à l’expérience, plus proche de nous, d’un mystique, on pourrait dire d’un cosmo-mystique — je veux parler de Teilhard de Chardin.
La figure de Teilhard m’a toujours fasciné, lui qui se qualifiait de free-lance thinker, en fait un inclassable, dont les audaces effrayèrent les autorités ecclésiastiques et les milieux académiques. À rebours de toutes les représentations communes, Teilhard considère que la Matière (je mets ici une majuscule, comme Teilhard fait dans ses écrits pour beaucoup de notions) contient une puissance spirituelle.
La Matière, pour Teilhard, c'est l'ensemble des choses, des énergies, des créatures qui nous environnent, dans la mesure où celles-ci se présentent à nous comme palpables, sensibles. La Matière, explicite-t-il, ce n'est pas seulement "le poids qui entraîne, la vase qui enlise, le buisson épineux qui barre le sentier...", en somme "une perpétuelle aspiration vers la déchéance", comme la voit une certaine tradition chrétienne ; par nature aussi, selon Teilhard, la Matière "renferme une complicité (aiguillon ou attrait) pour le plus-être". La transformation spirituelle consiste à franchir, à travers la Matière, un trajet déterminé, lequel en un sens est "un chemin qui réunit".
Ainsi poussés vers l'agrandissement des perspectives, nous progresserons sur ce chemin. Or, ajoute Teilhard, "une fois de plus, ce qui est la loi des individus semble être un diminutif et un raccourci de la loi du Tout. Nos tromperions-nous beaucoup en pensant que, dans son universalité, le Monde, lui aussi, a une route déterminée à parcourir avant d'atteindre sa consommation ?" Teilhard parle alors de dérive générale de la matière vers l'esprit.
Cette "dérive" s'inscrit pour Teilhard dans la constatation globale à laquelle ses divers travaux l'ont conduit : la biosphère s’auto-organise dans une complexité croissante. Aussi sa vision de l’univers est-elle celle d’une cosmo-genèse, c’est-à-dire d’un univers évolutif et convergent où Dieu se révèle d'abord comme l'avenir absolu, à travers un seuil d’extase.
Orientée vers le futur, la « conception du monde » (Weltanschauung) de Teilhard est foncièrement prophétique, au sens de l’annonce d'un ultra-humain, c'est-à-dire d'un dépassement de la collectivité par elle-même, perspective d'un point Oméga, point de convergence de l’humanité. Je retrouve ici la pensée de Victor Hugo, qui ouvrait le premier billet : « Le pas collectif du genre humain s’appelle le progrès. » Il s’agit bien d’un progrès, vers le plus-être.
Cette « transformation spirituelle continue » est au coeur de l’expérience des mystiques. Teilhard fait dire à l’un de ceux-ci, un homme « qui serait allé un peu loin dans sa puissance de sentir et de s’analyser » : « J’avais vraiment acquis un sens nouveau, — le sens d’une qualité ou d’une dimension nouvelle. Plus profond encore : une transformation s’était opérée pour moi dans la perception même de l’être. » Cette modification, ou perception, explicite Teilhard, relève d’une sorte d’intuition, elle ne peut s’obtenir directement par aucun raisonnement, ni aucun artifice humain. « Comme la vie, dont elle représente sans doute la plus haute perfection expérimentale, elle est un don. »
Les artistes, les poètes, les mystiques... jouent le rôle d’éclaireurs dans cette avancée collective. Bergson, de son côté, dont le concept fondamental de sa philosophie est l' "élan vital" comme caractéristique de la vie, voit en eux une forme incarnée de l’élan vital : « Un immense courant de vie les a saisis ; de leur vitalité accrue s’est dégagée une énergie, une audace, une puissance de conception et de réalisation extraordinaires ». Ce sont des créateurs de nouvelles valeurs. Leur surabondance de vitalité "coule d'une source qui est celle même de la vie", et indique une direction.
[Cette surabondance de vie a pour Bergson la valeur d'une expérience, qui est certaine : "Le monde perçu par les yeux du corps est sans doute réel, mais il y a autre chose, et ce n'est pas simplement possible ou probable, comme le serait la conclusion d'un raisonnement, mais certain comme une expérience".]
Pour poursuivre dans cette thématique, nous pourrions nous référer aussi à Spinoza (voir billet Dans les pas de Spinoza Augmenter sa puissance d'agir ), pour qui tout être se détermine par son effort (le conatus ) pour "persévérer dans son être". C'est par le désir, "essence de l'homme", que nous sommes portés à faire ce que Spinoza qualifie de "dépassement".
Ainsi, nous inscrivant dans les pas de Spinoza, Bergson ou Teilhard de Chardin, bien d'autres encore, nous sommes portés à partager cette vision d'une humanité qui, entraînée par des éclaireurs qui peuvent inspirer chacun ou chacune, va de l'avant et progresse en spiritualité, témoignant que notre monde n'est pas clos mais ouvert, reprenant l'élan créateur ...
... Quels sont ceux qui naviguent, au milieu de notre nuit,
penchés vers les premières teintes d’un Orient réel ?
(Teilhard de Chardin)
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